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I - La peste de Marseille (1720-1722)

<p class="western">Vue du Cours de Marseille (avec détails)<i><br /></i></p>

Coordination : Régis Bertrand et Gilbert Buti

Salle 1 

La peste de Marseille (1720-1722)

La peste dite de Marseille ou de Provence est survenue à la fin du printemps de 1720. Elle a connu une accalmie pendant l’hiver et a eu deux retours, en 1721 et 1722. C’est la dernière grande peste française car l’ultime, celle dite « des chiffonniers » en 1920, fit quelques dizaines de morts avant d’être jugulée. Elle a frappé avec des décalages chronologiques les principales villes (Aix, Arles, Toulon), des bourgs et villages de Provence, Avignon et le Comtat et aussi les marges du Gévaudan (Ardèche actuelle).

L’Europe croyait que la peste était maitrisée par le réseau des contrôles sanitaires et les quarantaines des bateaux, des hommes et des marchandises dans les lazarets. Dès le début de l’épidémie, les contemporains ont expliqué l’entrée de la peste par l’arrivée, le samedi 25 mai 1720 dans la rade de Marseille, du Grand-Saint-Antoine, venant du Levant, la Méditerranée orientale, et qui avait connu, des morts à son bord. Compte tenu que sa cargaison était de grande valeur et que les patentes présentées (certificats de santé établis dans les escales) étaient nettes (ports considérés comme sains), le Bureau de la santé prit le risque de lui imposer une quarantaine assez courte. Il fit transporter la partie la plus précieuse de sa cargaison dans les nouvelles infirmeries (lazaret) d’Arenc à proximité de la ville, d’où des linges infectés seraient entrés illicitement dans la ville. On doit cependant indiquer qu’un courant minoritaire a défendu jusqu’à nos jours la thèse que la peste était déjà dans la cité avant l’arrivée du navire et qu’elle serait une résurgence de la peste noire médiévale.

Marseille a été l’épicentre de la grande contagion qui a progressé de maison en maison, de quartier en quartier où on mourait par milliers au cours de l’été 1720. La mise en « interdit » de la ville et la fermeture du port ayant été tardives (fin juillet), l’épidémie s’est vite propagée au-delà des limites du terroir marseillais. Par divers canaux d’informations, les villes et les bourgs ont été rapidement mis au courant de l’état sanitaire de Marseille. Les autorités municipales ont alors activé de semblables mesures de lutte contre le mal, mesures anciennes qui avaient parfois été oubliées mais qui visaient d’abord à contrôler strictement les déplacements ou « communications ». Et ce avec d’autant plus de vigilance que le ravitaillement, impliquant la circulation des hommes et des marchandises, a été un problème sensible dès l’annonce officielle du mal. La disette ne devait pas se superposer à la maladie. Aussi, les édiles, voulant garantir l’ordre en évitant que la contagion soit source de sédition (comme ce sera le cas à Arles), ont multiplié les achats de bouche. Les paiements furent toutefois rendus difficiles par les problèmes financiers résultant de la pénurie de bonne monnaie à la suite de l’effondrement du système bancaire imaginé par John Law. Outre la surveillance de leur cité et alentours, les responsables des communautés ont dû veiller à la présence de remèdes et d’en faire acheter au plus vite chez les apothicaires et droguistes les plus proches. Ces mêmes responsables ont parfois diffusé la composition de « remèdes » contre la contagion qui se superposaient à des pratiques « éprouvées » proposées par divers charlatans.

L’État royal est intervenu dès septembre 1720 pour prendre des mesures destinées à contenir la propagation de la contagion. La mise en place d’un cordon militaro-sanitaire a constitué le maillon fort de cette politique, alors que le long d’une partie de la Durance était élevée une muraille de la peste. Mais même en période de quarantaine générale, ultime parade pour faire face au mal, les cités n’étaient pas totalement repliées sur elles-mêmes. Les informations, parfois portées directement par des hommes –médecins et chirurgiens – ont circulé entre les localités touchées par la maladie. L’expérience des uns, acquise au terme de la traversée de l’épreuve, pouvait aider ceux qui y étaient confrontés. L’audace des « héros de 1720 » et la couardise de quelques autres ne sauraient masquer l’écoute, la solidarité et le dévouement d’anonymes qui ont agi pour le « bien public » et le « soulagement des habitants affligés de la contagion ». L’évêque de Toulon était en contact avec celui de Marseille, et celui-ci écrivait régulièrement à l’archevêque d’Arles, notamment pour lui faire part des mesures prises pour secourir les pauvres et les malades. Les consuls de villes importantes, comme Aix, Arles ou Toulon, mais aussi ceux de plus petites bourgades comme Valensole, Beaucaire, Apt, La Valette, Salon, Vitrolles, Ramatuelle et bien d’autres ont entretenu de semblables contacts. Échanges d’informations, échanges de services : les consuls d’Arles ont demandé des conseils « médicaux » aux échevins de Marseille, ceux de Toulon se sont adressés à ceux de Lorgues pour leurs approvisionnements, ceux de Martigues ont répondu aux Arlésiens au sujet de l’avancée du mal et ceux de Salon ont sollicité des secours alimentaires auprès de leurs collègues aixois.

La peste de 1720 a suscité un ensemble d’informations, sans commune mesure avec les pestes du passé, à cause du développement de la presse, des efforts de contrôle accru de la vie publique par l’État et ses représentants, du caractère inattendu de cette dernière grande peste française. L’information y est devenue un véritable enjeu pour le pouvoir qui a voulu être informé avec précision de la situation et a aussi laissé entendre que celle-ci était sous contrôle. Enjeu médical aussi : par brochures interposées les médecins locaux qui défendaient des hypothèses contagionistes polémiquèrent avec les professeurs de Montpellier envoyés par le Régent, qui suivaient la doctrine hippocratique et niaient la contagiosité. Enjeu religieux aussi. L’évêque Henri de Belsunce a mené une controverse à propos de la cause divine de l’épidémie, plus exactement du rôle qu’y jouait une catégorie du clergé, celle qu’il considérait comme janséniste et avec laquelle il était en guerre ouverte avant même le début de la peste. Outre les cultes de recours traditionnels, il va promouvoir, ainsi que d’autres prélats provençaux, le culte récent du Sacré-Cœur de Jésus.

La peste de 1720 a certainement causé un nombre considérable de morts, comme sans doute les précédentes. Le docteur Jean-Baptiste Bertrand avance dans sa Relation publiée dès 1721 l’évaluation de 40 000 morts pour Marseille et 10 000 pour le terroir. Il la donne avec de prudentes réserves, observant la difficulté de dénombrer tous les décès. Ce chiffre rond, complété d'une estimation tout aussi ronde du nombre des Marseillais à 100 000 habitants, a été inlassablement répété jusqu’à aujourd’hui. Marseille aurait dans ce cas perdu plus de la moitié de ses habitants, car sa population était sans doute plutôt proche de 90 000 habitants dont 20 000 dans le terroir. Les échevins ont tenté un recensement dont nous ne possédons que les résultats globaux : il y aurait eu 39 107 morts, dont 30 137 dans la ville agglomérée et 8 970 dans le terroir, soit la moitié de la population estimée. On a fait remarquer qu’il s’agirait plutôt d’absents, dont certains étaient morts mais d’autres pouvaient s’être réfugiés ailleurs.

Car, avec Marseille, la peste aurait atteint près de 150 localités et provoqué la mort d’environ 120 000 personnes sur les 395 000 habitants que comptait le territoire infecté (Provence-Comtat-marges orientales du Languedoc). Près de 80 % des décès se sont produits dans des villes et bourgs urbanisés de plus de 5 000 habitants. L’établissement d’un rigoureux bilan des victimes, y compris par âge et par sexe, se heurte à l’état fragmentaire des sources et à la mobilité souvent sous-estimée de la population. La réponse est tout aussi complexe à apporter à qui veut savoir si la mortalité a été socialement sélective. En tant que telle, la peste ne sélectionne pas et ne ménage personne, ce sont les conditions de promiscuité et de mauvaise hygiène qui sont essentielles ainsi que le rappelle le cheminement de la contagion au sein des villes de Marseille et d’Arles, comme des petits bourgs, frappant d’abord les quartiers les plus pauvres et les plus insalubres. Les bastides rurales, refuges pour les plus fortunés, paraissent avoir été moins visitées par le fléau, comme ce fut le cas de celles du Beausset, de La Cadière, de Sainte-Marguerite près de Toulon, ou de La Treille et de La Nerthe, dans le terroir de Marseille, mais la mort ne les a pas pour autant totalement épargnées. Concernant la seule généralité de Provence, le procès-verbal de l’assemblée générale de la province dressé en avril 1722 enregistre soixante-neuf communautés « affligées de la contagion », ayant parfois perdu près des deux tiers de leur population en moins de six mois comme Néoules, La Valette, Le Revest. En revanche, certaines ont été épargnées comme Lambesc, Fuveau, La Ciotat, Saint-Mitre, Le Beausset, pourtant proches de villes ravagées, respectivement, Salon, Aix, Marseille, Martigues, Toulon. Hors de la Provence, car la peste a franchi le Rhône malgré la sévérité de la répression, des bourgs ont pratiquement été rayés de la carte comme La Canourgue et Corréjac en Gévaudan. Cette géographie de la contagion souligne assurément le caractère erratique de sa propagation.

Aussi, quelles que soient les estimations retenues, le traumatisme fut très important. Il a eu dans la mémoire collective une forte postérité jusqu’à nos jours, à Marseille comme en d’autres localités proches ou non de la grande cité portuaire.

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