Bertin, Jacques, La Graphique et le Traitement graphique de l’information, 2e éd., Zones sensibles, Bruxelles, 2017.
Une webarchive photographique de la pandémie en Espagne
Début avril 2020, alors que le confinement total a débuté depuis une quinzaine de jours en France, Mathilde Pugès, infectiologue au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Bordeaux, propose au collectif de dessinateurs The Ink Link de tenter de rendre compte en bande dessinée de ce qui se joue à ce moment-là dans la vie de ‘son’ hôpital. En a résulté cet ouvrage collectif, Faire face, qui relate en images et « à la première personne » la catastrophe sanitaire que fut la pandémie de Covid-19 dans le système sanitaire français.
Parmi la masse d’information visuelle qu’a suscité cette pandémie, le dessin (caricature, dessin humoristique, dessin de presse et bande dessinée de reportage) occupe une place de choix. Avec la crise du « coronavirus », les dessinateurs disposaient d’un auditoire décuplé et de thèmes d’inspiration inépuisables, sur un sujet inédit quoique tragique.
La production de dessins d’actualité sur la pandémie est impossible à quantifier tant ses sources et ses canaux de diffusion sont devenus accessibles et internationalement connectés. Le dessin s’est donc déployé dans la presse en ligne, mais aussi sur les réseaux sociaux numériques (Facebook et Instagram notamment), qui ont permis à certains auteurs de « percer » malgré —ou grâce à— la situation de confinement dans laquelle se sont retrouvés les créateurs… et leur public. Parmi nombre d’autres exemples, le travail de compilation et de promotion réalisé par l’ONG Cartooning for Peace témoigne de la métabolisation, dans le travail des dessinateurs et dessinatrices, de tous grands thèmes qui préoccupent alors l’opinion publique comme des procédés discursifs de l’humour graphique.
Dans l’exemple présenté ici, l’utilisation du médium icono-textuel qu’est la bande dessinée est à l’évidence au service du témoignage, davantage que de l’humour. L’ouvrage collectif Faire Face prétend documenter, mettre en récit et figurer une certaine réalité de la pandémie : celle qu’ont vécue les soignants français d’un hôpital de province au pic de la contagion –dont on ignorait encore qu’il n’était que celui de la « première vague ». Ces dix récits de fiction, scénarisés par un seul auteur (Wilfrid Lupano, célèbre scénariste des Vieux Fourneaux), à partir d’une vingtaine d’entretiens menés sur un mois en mode « distantiel » (ou « visioconférence ») au printemps 2020, et dessinés par dix auteurs et autrices différents, essaient de rendre compte de la façon dont les services de santé ont dû s’adapter à la crise sanitaire, et en particulier à l’afflux massif de patients et à la pénurie de matériel prophylactique (cf documents 4 et 8 de la présente collection). Comme l’indique le texte de présentation du projet,
« Dans cet établissement comme dans beaucoup d’autres en France, l’état d’urgence sanitaire amène les services concernés par le COVID-19 à inventer des réponses nouvelles, à s’adapter, sans consignes nationales claires, sans budgets supplémentaires, sans expérience de ce genre de crise. Le résultat de cette urgence adaptative est spectaculaire. En quelques semaines, tout le personnel s’engage dans la création de nouveaux outils de réponse[…]. La mobilisation est générale […]. Mais à l’hôpital, on voit bien que le traitement médiatique de la crise, massivement concentré sur le bilan de décès quotidien et le côté «héroïque » de la condition de soignant·e·s peine à transmettre au grand public ce qui est véritablement à l’œuvre dans un système de santé déjà fortement mal en point avant que la crise COVID-19 n’éclate. D’où l’idée d’une autre approche, en bande dessinée, pour éviter les ornières des médias quotidiens. » (Dossier de presse de l’ouvrage ; c’est nous qui soulignons.)
Le projet emboîte ainsi plusieurs dimensions : celles du témoignage, du reportage, de la fictionnalisation /scénarisation et celle de la transcription graphique, englobées dans un même objet dont la vocation n’est pas seulement informative. Le résultat d’ensemble se veut un « portrait sociologique poignant, réalisé dans l’urgence, maître mot d’un ouvrage qui dépeint une crise inédite, et les trésors d’improvisation qui furent déployés pour y parer, dans la grande tradition de l’hôpital public ».
Ce projet se distingue donc par sa dimension militante concrète (ou performative), en ayant procédé de façon inclusive dans tous les sens du terme et à toutes les étapes de sa réalisation : recueil à chaud de témoignages où les femmes se sont trouvées en première ligne face à la crise; processus de création polycéphale aboutissant à un récit polyphonique ; et enfin, financement participatif au moyen d’une commercialisation en crowdfunding. « Un album unique en son genre, que ses coordinatrices – le collectif– ont voulu collectif jusqu’au bout ».
]]>Début avril 2020, alors que le confinement total a débuté depuis une quinzaine de jours en France, Mathilde Pugès, infectiologue au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Bordeaux, propose au collectif de dessinateurs The Ink Link de tenter de rendre compte en bande dessinée de ce qui se joue à ce moment-là dans la vie de ‘son’ hôpital. En a résulté cet ouvrage collectif, Faire face, qui relate en images et « à la première personne » la catastrophe sanitaire que fut la pandémie de Covid-19 dans le système sanitaire français.
Parmi la masse d’information visuelle qu’a suscité cette pandémie, le dessin (caricature, dessin humoristique, dessin de presse et bande dessinée de reportage) occupe une place de choix. Avec la crise du « coronavirus », les dessinateurs disposaient d’un auditoire décuplé et de thèmes d’inspiration inépuisables, sur un sujet inédit quoique tragique.
La production de dessins d’actualité sur la pandémie est impossible à quantifier tant ses sources et ses canaux de diffusion sont devenus accessibles et internationalement connectés. Le dessin s’est donc déployé dans la presse en ligne, mais aussi sur les réseaux sociaux numériques (Facebook et Instagram notamment), qui ont permis à certains auteurs de « percer » malgré —ou grâce à— la situation de confinement dans laquelle se sont retrouvés les créateurs… et leur public. Parmi nombre d’autres exemples, le travail de compilation et de promotion réalisé par l’ONG Cartooning for Peace témoigne de la métabolisation, dans le travail des dessinateurs et dessinatrices, de tous grands thèmes qui préoccupent alors l’opinion publique comme des procédés discursifs de l’humour graphique.
Dans l’exemple présenté ici, l’utilisation du médium icono-textuel qu’est la bande dessinée est à l’évidence au service du témoignage, davantage que de l’humour. L’ouvrage collectif Faire Face prétend documenter, mettre en récit et figurer une certaine réalité de la pandémie : celle qu’ont vécue les soignants français d’un hôpital de province au pic de la contagion –dont on ignorait encore qu’il n’était que celui de la « première vague ». Ces dix récits de fiction, scénarisés par un seul auteur (Wilfrid Lupano, célèbre scénariste des Vieux Fourneaux), à partir d’une vingtaine d’entretiens menés sur un mois en mode « distantiel » (ou « visioconférence ») au printemps 2020, et dessinés par dix auteurs et autrices différents, essaient de rendre compte de la façon dont les services de santé ont dû s’adapter à la crise sanitaire, et en particulier à l’afflux massif de patients et à la pénurie de matériel prophylactique (cf documents 4 et 8 de la présente collection). Comme l’indique le texte de présentation du projet,
« Dans cet établissement comme dans beaucoup d’autres en France, l’état d’urgence sanitaire amène les services concernés par le COVID-19 à inventer des réponses nouvelles, à s’adapter, sans consignes nationales claires, sans budgets supplémentaires, sans expérience de ce genre de crise. Le résultat de cette urgence adaptative est spectaculaire. En quelques semaines, tout le personnel s’engage dans la création de nouveaux outils de réponse[…]. La mobilisation est générale […]. Mais à l’hôpital, on voit bien que le traitement médiatique de la crise, massivement concentré sur le bilan de décès quotidien et le côté «héroïque » de la condition de soignant·e·s peine à transmettre au grand public ce qui est véritablement à l’œuvre dans un système de santé déjà fortement mal en point avant que la crise COVID-19 n’éclate. D’où l’idée d’une autre approche, en bande dessinée, pour éviter les ornières des médias quotidiens. » (Dossier de presse de l’ouvrage ; c’est nous qui soulignons.)
Le projet emboîte ainsi plusieurs dimensions : celles du témoignage, du reportage, de la fictionnalisation /scénarisation et celle de la transcription graphique, englobées dans un même objet dont la vocation n’est pas seulement informative. Le résultat d’ensemble se veut un « portrait sociologique poignant, réalisé dans l’urgence, maître mot d’un ouvrage qui dépeint une crise inédite, et les trésors d’improvisation qui furent déployés pour y parer, dans la grande tradition de l’hôpital public ».
Ce projet se distingue donc par sa dimension militante concrète (ou performative), en ayant procédé de façon inclusive dans tous les sens du terme et à toutes les étapes de sa réalisation : recueil à chaud de témoignages où les femmes se sont trouvées en première ligne face à la crise; processus de création polycéphale aboutissant à un récit polyphonique ; et enfin, financement participatif au moyen d’une commercialisation en crowdfunding. « Un album unique en son genre, que ses coordinatrices – le collectif– ont voulu collectif jusqu’au bout ».
Publiée sur Twitter le 2 avril 2022, durant le premier confinement en France, cette vidéo tournée par un ou une manifestante lors d’un défilé de soignants, est accompagnée d’un texte rappelant leurs revendications : " on manifeste parce qu’on a pas de matériel, pas de personnel, pas de masque, pas de blouse ".
Dans une perspective d’histoire culturelle du temps présent, cette vidéo n’est pas seulement le reflet du « ras-le-bol » des soignants confrontés à la pandémie, elle constitue aussi un document numérique et ainsi une source pour l’historien du temps présent. Face à ces nouveaux matériaux instables, les archives du web de l’INA et de la BNF permettent d’en conserver la trace, mais aussi de « remonter le temps du web » pour exhumer d’anciens contenus diffusés en ligne sur le web français. Dans le cadre d’un contrat de chercheur associé à la BNF en 2019/2020 centré sur l’étude des mouvements sociaux, j’ai souhaité étudier les modes de représentation des mobilisations des soignants à partir des vidéos du web archivées par l’INA.
Une recherche multicritère dans ces vidéos du web archivées par l’équipe du dépôt légal du web de l’INA concernant les mouvements sociaux des soignants, a permis de constituer un corpus d'environ 3400 vidéos sur les fournisseurs d'accès Brut, Youtube, Dailymotion, Facebook, Vimeo et Twitter, collectées de 2007 à 2020.
En combinant une approche statistique et qualitative, ce corpus a permis d'interroger la manière dont les soignants étaient, à la fois, représentés dans les images prises et sélectionnées au montage, mais aussi la manière dont les journalistes les décrivaient ou les interviewaient brièvement lors des manifestations.
Que ce soit dans les métadonnées ou dans la voix off retranscrites de façon automatisée, les vidéos se concentrent sur la masse des manifestants qui sont descendus dans la rue pour protester. Le choix des vidéos les dépeint comme étant unis, un corps de personnes partageant les mêmes idées et rassemblées dans la rue. L’exploration de la voix off montre que le masque, la blouse, sont utilisés depuis les années 2000 comme des marqueurs professionnels. Le terme "blouse" est généralement utilisé pour qualifier les manifestants par les journalistes, mais le terme est également utilisé par les soignants pour dénoncer le manque de matériel : c'était le cas lors du premier confinement en avril 2020.
Cette analyse diachronique, rendue possible par les archives du web, met en évidence le caractère répétitif des motifs de mécontentement des soignants depuis plus de dix ans : les revendications médiatisées concernent principalement les moyens alloués aux hôpitaux publics, et les conditions de travail (notamment aux urgences), et dans une moindre mesure les réformes visant les médecins. Les soignants dénoncent le manque de moyens matériels tels que les lits, et le sous-effectif qui entraînerait une dégradation des conditions de travail se traduisant par des horaires trop longs. Il en résulte le sentiment de ne pas faire correctement son travail, de ne pas traiter correctement les patients, ce qui contredit la vocation initiale du soignant. Le personnel médical s'est senti envoyé "au front sans armes" durant cette crise, comme le résume le slogan porté par une équipe de soignant.es anonymes dans l'image 3, une photographie ayant circulé sur les réseaux sociaux en 2020.
Aussi les revendications du corps médical portées durant la pandémie de Covid-19, telles que celles exprimées dans le tweet évoqué par l'image 1, sont-elles loin d’être inédites. L’exploration du corpus de la recherche montre deux moments particulièrement intenses dans ce discours revendicatif (image 2): l'un en 2014, et l'autre, plus étendu, de 2018 à 2020, avec un pic significatif en 2019. Ce pic de 2019 correspond à un mouvement social massif, qui a débuté avec la grève des urgences en février 2019 qui a continué à s'intensifier jusqu'en mars 2020. L'épidémie de Covid-19 a eu pour effet une atténuation de la contestation, mais son maintien dans le temps, comme dans le contenu.
]]>Publiée sur Twitter le 2 avril 2022, durant le premier confinement en France, cette vidéo tournée par un ou une manifestante lors d’un défilé de soignants, est accompagnée d’un texte rappelant leurs revendications : " on manifeste parce qu’on a pas de matériel, pas de personnel, pas de masque, pas de blouse ".
Dans une perspective d’histoire culturelle du temps présent, cette vidéo n’est pas seulement le reflet du « ras-le-bol » des soignants confrontés à la pandémie, elle constitue aussi un document numérique et ainsi une source pour l’historien du temps présent. Face à ces nouveaux matériaux instables, les archives du web de l’INA et de la BNF permettent d’en conserver la trace, mais aussi de « remonter le temps du web » pour exhumer d’anciens contenus diffusés en ligne sur le web français. Dans le cadre d’un contrat de chercheur associé à la BNF en 2019/2020 centré sur l’étude des mouvements sociaux, j’ai souhaité étudier les modes de représentation des mobilisations des soignants à partir des vidéos du web archivées par l’INA.
Une recherche multicritère dans ces vidéos du web archivées par l’équipe du dépôt légal du web de l’INA concernant les mouvements sociaux des soignants, a permis de constituer un corpus d'environ 3400 vidéos sur les fournisseurs d'accès Brut, Youtube, Dailymotion, Facebook, Vimeo et Twitter, collectées de 2007 à 2020.
En combinant une approche statistique et qualitative, ce corpus a permis d'interroger la manière dont les soignants étaient, à la fois, représentés dans les images prises et sélectionnées au montage, mais aussi la manière dont les journalistes les décrivaient ou les interviewaient brièvement lors des manifestations.
Que ce soit dans les métadonnées ou dans la voix off retranscrites de façon automatisée, les vidéos se concentrent sur la masse des manifestants qui sont descendus dans la rue pour protester. Le choix des vidéos les dépeint comme étant unis, un corps de personnes partageant les mêmes idées et rassemblées dans la rue. L’exploration de la voix off montre que le masque, la blouse, sont utilisés depuis les années 2000 comme des marqueurs professionnels. Le terme "blouse" est généralement utilisé pour qualifier les manifestants par les journalistes, mais le terme est également utilisé par les soignants pour dénoncer le manque de matériel : c'était le cas lors du premier confinement en avril 2020.
Cette analyse diachronique, rendue possible par les archives du web, met en évidence le caractère répétitif des motifs de mécontentement des soignants depuis plus de dix ans : les revendications médiatisées concernent principalement les moyens alloués aux hôpitaux publics, et les conditions de travail (notamment aux urgences), et dans une moindre mesure les réformes visant les médecins. Les soignants dénoncent le manque de moyens matériels tels que les lits, et le sous-effectif qui entraînerait une dégradation des conditions de travail se traduisant par des horaires trop longs. Il en résulte le sentiment de ne pas faire correctement son travail, de ne pas traiter correctement les patients, ce qui contredit la vocation initiale du soignant. Le personnel médical s'est senti envoyé "au front sans armes" durant cette crise, comme le résume le slogan porté par une équipe de soignant.es anonymes dans l'image 3, une photographie ayant circulé sur les réseaux sociaux en 2020.
Aussi les revendications du corps médical portées durant la pandémie de Covid-19, telles que celles exprimées dans le tweet évoqué par l'image 1, sont-elles loin d’être inédites. L’exploration du corpus de la recherche montre deux moments particulièrement intenses dans ce discours revendicatif (image 2): l'un en 2014, et l'autre, plus étendu, de 2018 à 2020, avec un pic significatif en 2019. Ce pic de 2019 correspond à un mouvement social massif, qui a débuté avec la grève des urgences en février 2019 qui a continué à s'intensifier jusqu'en mars 2020. L'épidémie de Covid-19 a eu pour effet une atténuation de la contestation, mais son maintien dans le temps, comme dans le contenu.
Brian, Éric, « “Flatten the Curve!” But Which Curve? », Histoire & mesure, n°XXXV-2, 2020. DOI : https://doi.org/10.4000/histoiremesure.13544
Cahen, Fabrice, Cavalin, Catherine, Ruiz, Émilien, « Des chiffres sans qualités ? Gouvernement et quantification en temps de crise sanitaire », document de travail, version du 29 mai 2020, HAL-SHS, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02659791
European Centre for Disease Prevention and Control, « Video on COVID-19: Flatten the curve », 25 juin 2020. En ligne : https://www.ecdc.europa.eu/en/publications-data/video-covid-19-flatten-curve.
Eutrope, Xavier, Quinton, François et Larcher, Laëtitita, « Nombre de morts, de personnes testées, vaccinées… Quels indicateurs ont été utilisés par les médias pour suivre la pandémie ? », La Revue des Médias, 10 novembre 2021, [En ligne : http://larevuedesmedias.ina.fr/indicateurs-covid-19-radio-television-morts-vaccination-tests-incidence-hospitalisations-statistiques].
Jacobi, Daniel, « L’imagerie du Covid-19 dans les médias », Mondes Sociaux, 4 mai 2020, [En ligne : https://sms.hypotheses.org/24815].
Lourenço Costa, Julia et Paveau, Marie-Anne, « Imagem e discurso. Uma enunciação material visual », Fórum Linguístico, vol. 18 / Esp., juillet 2021, p. 5788‑5795, [En ligne : https://periodicos.ufsc.br/index.php/forum/article/view/82170].
Maingueneau, Dominique, « Répondre à la peur », Revista Linguasagem, n°1, vol. 35, novembre 2020, pp. 18-34.
Marin, Cécile, « Illusions à la carte », in Le Monde Diplomatique, Fake news, une fausse épidémie ?, Manière de voir, n°172, août-septembre 2020, pp. 94-95.
Cette image montre une banderole de balcon, photographiée à Madrid en octobre 2020, alors que les Espagnols subissaient, comme les Français, un énième « reconfinement » partiel, dont ils n’entendaient guère la logique (Costa-Sánchez et López-García, 2020).
Cette photographie a été publiée en ligne par le présentateur de télévision Jesús Vázquez, sur ses comptes Twitter et Instagram, le 20 octobre 2020, avec le commentaire : « visto ayer en la calle Carretas de Madrid », c’est-à-dire « vu hier dans la rue Carretas à Madrid ». Sur l’image, on voit en effet la fenêtre d’un immeuble typique de l’hypercentre de la capitale espagnole, dont le balcon est orné d’une pancarte, réalisée à la main sur un support de couleur kraft, portant ce slogan soigneusement calligraphié :
« le virus nous TUE, les IRRESPONSABLES aussi ».
Nous sommes donc ici en présence d’une forme très particulière d’expression de l’opinion individuelle sur la place publique : la banderole de balcon. Pratique aux usages multiples (Morant Marco et Martín López, 2013), elle ici montrée dans sa fonction « messagère », qui exprime plus précisément une forme de protestation passive contre un fait d’actualité. Cette forme d’expression de l’opinion a été particulièrement développée en Espagne dans les années 2010, depuis le mouvement dit des « Indignés » ou lors de la montée de l’indépendantisme catalan. Tout comme les applaudissements à la fenêtre à 20 heures, cette pratique s’est généralisée, lors de la crise sanitaire internationale du Covid-19, dans différents pays qui ont connu, comme l’Espagne ou la France, des périodes de confinements successifs durant cette pandémie.
Ainsi, on a pu observer (de nombreux florilèges ayant paru dans la presse, traditionnelle ou en ligne, pendant l’année 2020), comment les citoyens « confinés » exprimaient par ce moyen leur vécu ou leur opinion sur la crise. Dans un premier temps, ce sont surtout des messages de soutien au personnel soignant que l’on a vu fleurir sur les balcons, ou encore des messages d’espoir, accompagnés de dessins, souvent réalisés par des enfants qui découvraient cette étrange situation que celle de « l’école à la maison » (Galloso Camacho, 2021). Le post initial de Jesús Vázquez est d’ailleurs accompagné d’émojis (un bras musclé, un visage portant un masque chirurgical et un cœur rouge) qui signifient son soutien à la « lutte contre le virus », message de rigueur pour une personnalité médiatique populaire.
Ici, le slogan constitue une protestation ouverte contre les « politiques ». Le slogan indique clairement que cette posture critique ne relève pas du « complotisme », puisqu’il prend soin de préciser que « le virus nous tue », ne contestant donc pas la réalité de la maladie ; mais il prend pour cible les dégâts, tout aussi mortels que le virus, causés par une gestion politique jugée calamiteuse de cette crise.
Les enquêtes réalisées sur la perception de la gravité de la pandémie et de la gestion publique de la crise sanitaire font état, en Espagne, d’une certaine ambivalence. En effet, les Espagnols se montrent, au début de l’épidémie, plus favorables que le reste des Européens à des mesures restrictives (comme le confinement) pour lutter contre la propagation de la maladie, et affichent davantage de confiance dans le gouvernement central que dans les autorités locales pour établir ces mesures (Amat et. al., 2020). Mais ils sont parallèlement ceux qui manifestent le plus de défiance envers leurs personnalités politiques, les tenant par exemple pour responsables de la diffusion de fausses nouvelles (Kleis Nielsen et al., 2020).
Sur cette banderole, la classe politique espagnole est directement taxée de meurtrière, en raison de sa négligence et de son incurie : les politiques sont taxés d’« irresponsables », un terme qu’on a beaucoup vu circuler lors du mouvement des ‘Indignés’ en 2011, lequel s’est notamment enraciné dans une protestation populaire contre des scandales de corruption politique répétés.
La banderole de balcon apparaît ainsi comme une forme alternative de contestation, lorsque les populations confinées, captives dans leur espace privé, cherchent des moyens d’expression publique : M.V. Galloso parle « d’espace public personnalisé ». En Espagne, le message « d’union sacrée » face à la crise sanitaire s’est ainsi vite mué en une protestation contre la gestion publique du système de santé qui, depuis la crise de 2008, a été considérablement affaibli par des coupes budgétaires successives.
À notre connaissance, aucun projet organisé de collecte d’images témoignant de cette forme « confinée » de manifestation publique qu’est la banderole de balcon n’a eu lieu en Espagne, à l’instar du défi collaboratif français « Nos vitrines parlent à l’heure du confinement », lancé par Sara Gensburger et Marta Severo, qui a permis de récolter plus de 4000 photographies. Équivalents "confinés" de graffiti, témoins éphémères du vécu de la pandémie, ces banderoles sont les traces précieuses de l’expression d’un dissensus citoyen lorsque l’accès à l’espace public est restreint, voire impossible: le signe, en quelque sorte, que la rue finit toujours par reprendre ses droits.
]]>Cette image montre une banderole de balcon, photographiée à Madrid en octobre 2020, alors que les Espagnols subissaient, comme les Français, un énième « reconfinement » partiel, dont ils n’entendaient guère la logique (Costa-Sánchez et López-García, 2020).
Cette photographie a été publiée en ligne par le présentateur de télévision Jesús Vázquez, sur ses comptes Twitter et Instagram, le 20 octobre 2020, avec le commentaire : « visto ayer en la calle Carretas de Madrid », c’est-à-dire « vu hier dans la rue Carretas à Madrid ». Sur l’image, on voit en effet la fenêtre d’un immeuble typique de l’hypercentre de la capitale espagnole, dont le balcon est orné d’une pancarte, réalisée à la main sur un support de couleur kraft, portant ce slogan soigneusement calligraphié :
« le virus nous TUE, les IRRESPONSABLES aussi ».
Nous sommes donc ici en présence d’une forme très particulière d’expression de l’opinion individuelle sur la place publique : la banderole de balcon. Pratique aux usages multiples (Morant Marco et Martín López, 2013), elle ici montrée dans sa fonction « messagère », qui exprime plus précisément une forme de protestation passive contre un fait d’actualité. Cette forme d’expression de l’opinion a été particulièrement développée en Espagne dans les années 2010, depuis le mouvement dit des « Indignés » ou lors de la montée de l’indépendantisme catalan. Tout comme les applaudissements à la fenêtre à 20 heures, cette pratique s’est généralisée, lors de la crise sanitaire internationale du Covid-19, dans différents pays qui ont connu, comme l’Espagne ou la France, des périodes de confinements successifs durant cette pandémie.
Ainsi, on a pu observer (de nombreux florilèges ayant paru dans la presse, traditionnelle ou en ligne, pendant l’année 2020), comment les citoyens « confinés » exprimaient par ce moyen leur vécu ou leur opinion sur la crise. Dans un premier temps, ce sont surtout des messages de soutien au personnel soignant que l’on a vu fleurir sur les balcons, ou encore des messages d’espoir, accompagnés de dessins, souvent réalisés par des enfants qui découvraient cette étrange situation que celle de « l’école à la maison » (Galloso Camacho, 2021). Le post initial de Jesús Vázquez est d’ailleurs accompagné d’émojis (un bras musclé, un visage portant un masque chirurgical et un cœur rouge) qui signifient son soutien à la « lutte contre le virus », message de rigueur pour une personnalité médiatique populaire.
Ici, le slogan constitue une protestation ouverte contre les « politiques ». Le slogan indique clairement que cette posture critique ne relève pas du « complotisme », puisqu’il prend soin de préciser que « le virus nous tue », ne contestant donc pas la réalité de la maladie ; mais il prend pour cible les dégâts, tout aussi mortels que le virus, causés par une gestion politique jugée calamiteuse de cette crise.
Les enquêtes réalisées sur la perception de la gravité de la pandémie et de la gestion publique de la crise sanitaire font état, en Espagne, d’une certaine ambivalence. En effet, les Espagnols se montrent, au début de l’épidémie, plus favorables que le reste des Européens à des mesures restrictives (comme le confinement) pour lutter contre la propagation de la maladie, et affichent davantage de confiance dans le gouvernement central que dans les autorités locales pour établir ces mesures (Amat et. al., 2020). Mais ils sont parallèlement ceux qui manifestent le plus de défiance envers leurs personnalités politiques, les tenant par exemple pour responsables de la diffusion de fausses nouvelles (Kleis Nielsen et al., 2020).
Sur cette banderole, la classe politique espagnole est directement taxée de meurtrière, en raison de sa négligence et de son incurie : les politiques sont taxés d’« irresponsables », un terme qu’on a beaucoup vu circuler lors du mouvement des ‘Indignés’ en 2011, lequel s’est notamment enraciné dans une protestation populaire contre des scandales de corruption politique répétés.
La banderole de balcon apparaît ainsi comme une forme alternative de contestation, lorsque les populations confinées, captives dans leur espace privé, cherchent des moyens d’expression publique : M.V. Galloso parle « d’espace public personnalisé ». En Espagne, le message « d’union sacrée » face à la crise sanitaire s’est ainsi vite mué en une protestation contre la gestion publique du système de santé qui, depuis la crise de 2008, a été considérablement affaibli par des coupes budgétaires successives.
À notre connaissance, aucun projet organisé de collecte d’images témoignant de cette forme « confinée » de manifestation publique qu’est la banderole de balcon n’a eu lieu en Espagne, à l’instar du défi collaboratif français « Nos vitrines parlent à l’heure du confinement », lancé par Sara Gensburger et Marta Severo, qui a permis de récolter plus de 4000 photographies. Équivalents "confinés" de graffiti, témoins éphémères du vécu de la pandémie, ces banderoles sont les traces précieuses de l’expression d’un dissensus citoyen lorsque l’accès à l’espace public est restreint, voire impossible: le signe, en quelque sorte, que la rue finit toujours par reprendre ses droits.
Costa-Sánchez, Carmen et López-García, Xosé, « Comunicación y crisis del coronavirus en España. Primeras lecciones », Profesional de la información, vol. 29, n°3, mai 2020. En ligne : https://revista.profesionaldelainformacion.com/index.php/EPI/article/view/epi.2020.may.04.
Galloso Camacho, María Victoria, « El discurso de los balcones en tiempos del confinamiento COVID », Revista Latinoamericana de Estudios del Discurso, vol. 21, n°1, juillet 2021, p. 168‑189. En ligne : https://periodicos.unb.br/index.php/raled/article/view/36514.
Kleis Nielsen, Rasmus ; Fletcher, Richard ; Newman, Nic, [et al.], « Navegando la “infodemia”: así consume y califica las noticias y la información sobre el coronavirus la gente en seis países », Reuters Institute for the Study of Journalism / Oxford University, 18 avril 2020. En ligne : https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/navegando-la-infodemia-asi-consume-noticias-e-informacion-sobre-coronavirus-espana-argentina-otros-paises#sub8.
Morant Marco, Ricard et Martín López, Arantxa, « El lenguaje de los balcones », Signa: Revista de la Asociación Española de Semiótica, vol. 22, janvier 2013, [En ligne : https://revistas.uned.es/index.php/signa/article/view/6364].
Parmi les polémiques générées durant la pandémie de Covid-19 en France, le débat sur la question de l’approvisionnement national en masques chirurgicaux, non seulement pour les personnels soignants du système de santé publique, mais aussi pour la population générale, a été particulièrement virulent.
Ce mème, reposté sur de multiples réseaux sociaux numériques durant l’été 2020, démontre la prégnance du sujet, et renvoie plus largement à la perception, par une certaine opinion publique, de la façon dont les autorités politiques ont géré cette crise sanitaire.
Posté le 6 août 2020 par l’usagère de Twitter @Nini_MacBright, compte humoristique ouvert début 2016 aux plus de 600.000 abonnés, ce mème comptabilise 187.000 retweets et 599.000 mentions 'j'aime' (fin 2022). Dans ce post, le mème est accompagné de ce seul commentaire : « 2020… » Cette légende lui confère une portée générale : il figurerait ainsi, au milieu de l’année 2020, non pas une séquence isolée du feuilleton de la pandémie de Covid-19, mais une représentation allégorique de l’ensemble de la crise.
Pourtant, il n’a trait qu’à une seule, parmi bien d’autres, des polémiques et controverses qu’a suscitées cette pandémie. En France, au premier semestre 2020, la pénurie de matériel d’hygiène due à une rupture des stocks publics, notamment de masques de protection efficaces pour les soignants et le personnel médical, a été l’un des points d’achoppement du débat public (voir les documents de cette galerie sur les manifestations des soignants et la crise de l'hôpital).
Arnaud Mercier (2020) explique à ce propos que malgré des rapports parlementaires précoces (2005) alertant l’État français sur les risques épidémiques présents et à venir, et l’incitant à s’équiper en matériel prophylactique dans cette perspective, le principe de précaution a fini par être supplanté par une logique d’économie des deniers publics: à l’adage « gouverner, c’est prévoir » c’est substitué celui-ci : « être sûr de ne pas trop stocker car il est essentiel de ne pas dépenser plus qu’il ne faut ».
Au-delà des personnels soignants, les autorités ont aussi placé nombre de travailleurs et leurs employeurs face à une injonction contradictoire, en leur demandant d’aller travailler, tout en leur expliquant que l’État ne pouvait leur fournir des moyens de protection minimale. En France, l’exemple des déclarations de porte-parole du gouvernement tels Sibeth Ndiaye et Olivier Véran sur l’inutilité du port du masque en population générale, diffusées à l’envi dans l’émission Quotidien sur TMC, témoigne des difficultés des acteurs politiques à répondre publiquement de leur gestion de la crise, alors même que l’état des savoirs sur le virus n’était pas stabilisé.
À ces injonctions contradictoires émanant des autorités, l’opinion a répondu par la défiance, dans une symétrie inversée : clamant « On veut des masques ! » lorsque les autorités n’en avaient pas ; et répliquant, lorsqu’État est parvenu à en fournir: « On les mettra pas ! ». Ce mème figure ainsi le face-à-face virtuel entre le "pouvoir" (incarné ici par le chat blanc) et "l’opinion", représentée par la femme en colère, au doigt accusateur pointé face à elle et dont les 'propos' imaginaires sont transcrits en lettres capitales, équivalent typographique du cri dans la culture numérique.
Il s’agit d’un template de mème très célèbre, connu sous le nom de « Woman yelling at a cat », reposant lui-même sur la juxtaposition de deux images : celle d’une participante de l’émission de télé-réalité nord-américaine The Real Housewives of Beverly Hills, en pleine dispute, à côté de la photo d’un chat blanc à l’air méfiant, attablé devant une assiette de légumes. Le mème, posté le 1er mai 2019 par l’utilisatrice @MissingeGirl sur Twitter, est devenu aussitôt viral : c’est l’un des plus échangés de l’année 2019, voire de la décennie 2010. Le chat a par la suite été identifié comme Smudge the Cat, personnage d’une autre fameuse série mémétique, d’après le répertoire en ligne Know your meme.
En plaçant dans une structure de chiasme deux copies inversées du double template initial, ce mème figure les deux temps d'un dialogue, qui se présente comme non un dialogue de sourds -les deux personnages étant respectivement enfermés dans leur boîte qu'est la vignette, et leur attitude ne bougeant pas d'un iota...
Ce mème moque ainsi la simplicité argumentative et l'aspect mécanique et binaire des discours respectifs de « l’opinion » et du « gouvernement » sur la question des masques, et notamment l’esprit de contradiction caractéristique des secteurs d’opinion dits « complotistes » —prendre le contrepied systématique des discours officiels étant l’un de leur biais de raisonnements habituels (Taguieff, 2005). Mais il attire aussi l’attention sur la composante émotionnelle de cette réaction de l’opinion publique face au discours politique sur la crise. La colère de l’actrice de téléréalité Taylor Armstrong dans cette capture d’écran était loin d’être feinte, et le template du mème utilisé ici est classé parmi les séries qui illustrent comiquement des émotions subjectives.
Ce mème fait donc état de plusieurs thématiques qui sont récurrentes dans le corpus sélectionné, ainsi que dans d’autres corpus, nord-américains notamment, tel que celui étudié par Marta Dynel (2020). Ces mèmes ne témoignent pas seulement du vécu, par les particuliers, de la mesure restrictive et contraignante qu’est l’obligation du port du masque dans les espaces publics, ou de l’inventivité populaire à imaginer ou confectionner des masques « maison » tous plus absurdes les uns que les autres (et copieusement raillés sur les réseaux dans une polyphonie de commentaires imbriqués). Les mèmes peuvent aussi fournir un aperçu des questions sociales et politiques actuelles : ils sont des vaisseaux condensés, conçus pour le partage public, d'informations et d'opinions sérieuses (Curchod et. al., 2021). Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, ils témoignent de la politisation du débat citoyen sur la politique sanitaire à mener, et menée jusque-là, contre la pandémie.
]]>Parmi les polémiques générées durant la pandémie de Covid-19 en France, le débat sur la question de l’approvisionnement national en masques chirurgicaux, non seulement pour les personnels soignants du système de santé publique, mais aussi pour la population générale, a été particulièrement virulent.
Ce mème, reposté sur de multiples réseaux sociaux numériques durant l’été 2020, démontre la prégnance du sujet, et renvoie plus largement à la perception, par une certaine opinion publique, de la façon dont les autorités politiques ont géré cette crise sanitaire.
Posté le 6 août 2020 par l’usagère de Twitter @Nini_MacBright, compte humoristique ouvert début 2016 aux plus de 600.000 abonnés, ce mème comptabilise 187.000 retweets et 599.000 mentions 'j'aime' (fin 2022). Dans ce post, le mème est accompagné de ce seul commentaire : « 2020… » Cette légende lui confère une portée générale : il figurerait ainsi, au milieu de l’année 2020, non pas une séquence isolée du feuilleton de la pandémie de Covid-19, mais une représentation allégorique de l’ensemble de la crise.
Pourtant, il n’a trait qu’à une seule, parmi bien d’autres, des polémiques et controverses qu’a suscitées cette pandémie. En France, au premier semestre 2020, la pénurie de matériel d’hygiène due à une rupture des stocks publics, notamment de masques de protection efficaces pour les soignants et le personnel médical, a été l’un des points d’achoppement du débat public (voir les documents de cette galerie sur les manifestations des soignants et la crise de l'hôpital).
Arnaud Mercier (2020) explique à ce propos que malgré des rapports parlementaires précoces (2005) alertant l’État français sur les risques épidémiques présents et à venir, et l’incitant à s’équiper en matériel prophylactique dans cette perspective, le principe de précaution a fini par être supplanté par une logique d’économie des deniers publics: à l’adage « gouverner, c’est prévoir » c’est substitué celui-ci : « être sûr de ne pas trop stocker car il est essentiel de ne pas dépenser plus qu’il ne faut ».
Au-delà des personnels soignants, les autorités ont aussi placé nombre de travailleurs et leurs employeurs face à une injonction contradictoire, en leur demandant d’aller travailler, tout en leur expliquant que l’État ne pouvait leur fournir des moyens de protection minimale. En France, l’exemple des déclarations de porte-parole du gouvernement tels Sibeth Ndiaye et Olivier Véran sur l’inutilité du port du masque en population générale, diffusées à l’envi dans l’émission Quotidien sur TMC, témoigne des difficultés des acteurs politiques à répondre publiquement de leur gestion de la crise, alors même que l’état des savoirs sur le virus n’était pas stabilisé.
À ces injonctions contradictoires émanant des autorités, l’opinion a répondu par la défiance, dans une symétrie inversée : clamant « On veut des masques ! » lorsque les autorités n’en avaient pas ; et répliquant, lorsqu’État est parvenu à en fournir: « On les mettra pas ! ». Ce mème figure ainsi le face-à-face virtuel entre le "pouvoir" (incarné ici par le chat blanc) et "l’opinion", représentée par la femme en colère, au doigt accusateur pointé face à elle et dont les 'propos' imaginaires sont transcrits en lettres capitales, équivalent typographique du cri dans la culture numérique.
Il s’agit d’un template de mème très célèbre, connu sous le nom de « Woman yelling at a cat », reposant lui-même sur la juxtaposition de deux images : celle d’une participante de l’émission de télé-réalité nord-américaine The Real Housewives of Beverly Hills, en pleine dispute, à côté de la photo d’un chat blanc à l’air méfiant, attablé devant une assiette de légumes. Le mème, posté le 1er mai 2019 par l’utilisatrice @MissingeGirl sur Twitter, est devenu aussitôt viral : c’est l’un des plus échangés de l’année 2019, voire de la décennie 2010. Le chat a par la suite été identifié comme Smudge the Cat, personnage d’une autre fameuse série mémétique, d’après le répertoire en ligne Know your meme.
En plaçant dans une structure de chiasme deux copies inversées du double template initial, ce mème figure les deux temps d'un dialogue, qui se présente comme non un dialogue de sourds -les deux personnages étant respectivement enfermés dans leur boîte qu'est la vignette, et leur attitude ne bougeant pas d'un iota...
Ce mème moque ainsi la simplicité argumentative et l'aspect mécanique et binaire des discours respectifs de « l’opinion » et du « gouvernement » sur la question des masques, et notamment l’esprit de contradiction caractéristique des secteurs d’opinion dits « complotistes » —prendre le contrepied systématique des discours officiels étant l’un de leur biais de raisonnements habituels (Taguieff, 2005). Mais il attire aussi l’attention sur la composante émotionnelle de cette réaction de l’opinion publique face au discours politique sur la crise. La colère de l’actrice de téléréalité Taylor Armstrong dans cette capture d’écran était loin d’être feinte, et le template du mème utilisé ici est classé parmi les séries qui illustrent comiquement des émotions subjectives.
Ce mème fait donc état de plusieurs thématiques qui sont récurrentes dans le corpus sélectionné, ainsi que dans d’autres corpus, nord-américains notamment, tel que celui étudié par Marta Dynel (2020). Ces mèmes ne témoignent pas seulement du vécu, par les particuliers, de la mesure restrictive et contraignante qu’est l’obligation du port du masque dans les espaces publics, ou de l’inventivité populaire à imaginer ou confectionner des masques « maison » tous plus absurdes les uns que les autres (et copieusement raillés sur les réseaux dans une polyphonie de commentaires imbriqués). Les mèmes peuvent aussi fournir un aperçu des questions sociales et politiques actuelles : ils sont des vaisseaux condensés, conçus pour le partage public, d'informations et d'opinions sérieuses (Curchod et. al., 2021). Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, ils témoignent de la politisation du débat citoyen sur la politique sanitaire à mener, et menée jusque-là, contre la pandémie.
Curchod, Marion ; Sieber, Victorine ; Stern, Guillaume, « Rire en contexte pandémique : les memes, analyse d’une pratique digitale », Cahiers du Centre de Linguistique et des Sciences du Langage, n°64, 2021, pp. 117‑126. En ligne : https://www.cahiers-clsl.ch/article/view/1033.
Dynel, Marta, « Covid-19 memes going viral: On the multiple multimodal voices behind face masks », Discourse & Society, vol. 32, n°2, nov. 2020. DOI: https://doi.org/10.1177/0957926520970385 SM.
Mercier, Arnaud, « La France en pénurie de masques : aux origines des décisions d’État », The Conversation, 22 mars 2020, [En ligne : http://theconversation.com/la-france-en-penurie-de-masques-aux-origines-des-decisions-detat-134371].
Taguieff, Pierre-André, La foire aux illuminés : ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005.
Une médiathèque collaborative libre sur Facebook
Les réseaux sociaux numériques, malgré la surveillance accrue dont ses contenus font l'objet, les rumeurs et « infox » de toute sorte qui peuvent y circuler, et les bulles d’opinion qu’ils tendent à créer par ailleurs, demeurent des plateformes d'expression et de partage qui offrent à leurs usagers de vastes interstices de communication et d’échange libre d’informations.Clémencin, Grégoire, « Parcours 3. La Bibliothèque Solidaire du confinement, l’anti-bibliothèque ? », in Clément Bert-Erboul et al., (éds.). À l’ombre des bibliothèques, Presses de l’ENSSIB, 2022, pp. 42‑58. En ligne : http://books.openedition.org/pressesenssib/16619.
Wiart, Louis, « Parcours 10. Le community management de La Bibliothèque Solidaire du confinement. Du partage documentaire à la capitalisation des connaissances ? », in Clément Bert-Erboul et al., (éds.). À l’ombre des bibliothèques, Presses de l’ENSSIB, 2022, pp. 178‑193. En ligne : http://books.openedition.org/pressesenssib/16644.
Le médecin épidémiologiste Fernando Simón a été le principal porte-voix de la communication gouvernementale durant la pandémie de Covid-19 en Espagne : directeur du Centre de coordination des alertes et des urgences sanitaires (CCAES) du Ministère espagnol de la Santé depuis 2012, il est intervenu quotidiennement à la télévision pour commenter l’évolution de l’épidémie durant le premier semestre 2020. C’est pris d’une quinte de toux en plein discours télévisé, à cause d’une amande avalée de travers juste avant le direct, qu’il est représenté sur cette fresque urbaine réalisée à Valence par le grapheur et street artist j.warx en juin 2020, avant d’être postée sur les réseaux sociaux.
Des artistes urbains du monde entier ont porté en images, dans le contexte de sidération collective qui a été celui du début de cette pandémie, la consigne « Restez chez vous ». Décliné sous diverses formes nationales et internationales, ce slogan symbolisant l'impératif d’union sacrée dans la guerre contre le virus, devenu un véritable cliché, pourrait sembler de ceux que le graffiti aime à prendre pour cible via la satire, l’ironie ou la caricature. Mais l’art dit urbain est-il encore porteur de sa dimension « micro-politique » et contre-culturelle (Riffaud et Recours, 2016) lorsqu’il prend la forme d’une fresque aussi respectueuse des codes de la discipline que de l’image d’un porte-parole du gouvernement ?
Médecin épidémiologiste de formation, Fernando Simón dispose au début de l’épidémie d’une solide expérience dans le domaine de la santé publique auprès d’organisations internationales en Afrique, en Amérique latine et en Europe. Il est aussi présenté comme un homme de terrain, qui a dirigé le service d’urgences de l'Institut espagnol de la santé Carlos III entre 2003 et 2011. Malgré quelques choix de communication controversés au début de l’épidémie (vivement critiqués sur les antennes du puissant groupe de presse conservateur de la Conférence épiscopale), il a fini par gagner la sympathie de l'opinion, par sa franchise de ton, son humour, et son flegme face au torrent médiatique. Sa posture de scientifique rigoureux a contribué au sentiment de confiance qu’il a suscité. Si dans son cas on parle d’élite, synthétise l’écrivain Xandru Fernández, "c’est d’élite intellectuelle ; et le personnage ne traîne pas de réputation d’endogamie universitaire ou de cooptation administrative" (Contexto, n°260, mai 2020). Cette image a su compenser certaines failles de la stratégie gouvernementale de communication de crise (García-Santamaría et al.,, 2020), au point qu’il est devenu « le porte-voix qui calme les gens face à la peur du coronavirus » (elplural.com, 27 février 2020), voire le nouveau « fiancé de l’Espagne » (Fernández, 2020).
Mais c’est surtout sa modestie et son humilité qui ont conquis les cœurs. Dans la presse, on a pu le voir voyageant à bord du métro madrilène, tel un citoyen lambda ; ou encore faisant du surf ou de la moto. Le phénomène du standom, sorte de fanatisme numérique, a fini par gagner ses admirateurs (Rubio Hancock, 2020): l’image de Fernando Simón est à la base d’une multitudes de mèmes, qui comptent parmi les plus échangés en Espagne en 2020 et dont certains ont même fait la couverture de El País Semanal, l’hebdomadaire le plus lu d’Espagne.
Au-delà de la fonction cognitivo-affective de ces mèmes (Wagener, 2020) et des bienfaits avérés du rire qu’ils provoquent en contexte pandémique (Curchod et. al., 2021), leur diffusion numérique virale est aussi l’indicateur du processus de mythification médiatique dont a progressivement fait l’objet la figure de Fernando Simón, à l’instar de celles du Docteur Fauci aux États-Unis ou de Didier Raoult en France. On a vendu des masques, des t-shirt, des sacs de plage et même des figurines de super-héros à l’effigie de Fernando Simón –qui a d’ailleurs demandé à ce qu’une partie des bénéfices issus de la vente de ces goodies soit reversée à des ONG (Público, 12 juin 2020). La presse relate même des cas de personnes s’étant fait tatouer le visage de leur « idole » sur la cuisse : Simón à Valence, et Raoult à Marseille ...
Dans un processus d’intericonicité revendiqué par l’artiste, ce document superpose ainsi divers « moments » médiatiques de la séquence générée par l'anecdote de la quinte de toux de Fernando Simón : viralisation de cette vidéo sur internet, puis sa traduction en mèmes ; et enfin sa transcription en « fresque » conjuguant les codes du graffiti urbain et de la culture mémétique.
Source d’inspiration pour les artistes contemporains, l’hybridation des supports numériques et de l’approche urbanistique est à l’origine de projets qui renouvellent le sens du militantisme artistique, entre ‘artivisme’ et ‘hacktivisme’ (Waelder Laso, 2019; Manduca et al., 2020).
Avec ce graffiti issu d’un mème, l’imaginaire visuel nativement transmedia du coronavirus retourne donc « dans la rue », et vient s’ajouter au répertoire de la vaste et liquide production discursive générée par la pandémie de Covid-19.
Art de rue et pandémie: contestation ou consensus ?
Le médecin épidémiologiste Fernando Simón a été le principal porte-voix de la communication gouvernementale durant la pandémie de Covid-19 en Espagne : directeur du Centre de coordination des alertes et des urgences sanitaires (CCAES) du Ministère espagnol de la Santé depuis 2012, il est intervenu quotidiennement à la télévision pour commenter l’évolution de l’épidémie durant le premier semestre 2020. C’est pris d’une quinte de toux en plein discours télévisé, à cause d’une amande avalée de travers juste avant le direct, qu’il est représenté sur cette fresque urbaine réalisée à Valence par le grapheur et street artist j.warx en juin 2020, avant d’être postée sur les réseaux sociaux.
Des artistes urbains du monde entier ont porté en images, dans le contexte de sidération collective qui a été celui du début de cette pandémie, la consigne « Restez chez vous ». Décliné sous diverses formes nationales et internationales, ce slogan symbolisant l'impératif d’union sacrée dans la guerre contre le virus, devenu un véritable cliché, pourrait sembler de ceux que le graffiti aime à prendre pour cible via la satire, l’ironie ou la caricature. Mais l’art dit urbain est-il encore porteur de sa dimension « micro-politique » et contre-culturelle (Riffaud et Recours, 2016) lorsqu’il prend la forme d’une fresque aussi respectueuse des codes de la discipline que de l’image d’un porte-parole du gouvernement ?
Médecin épidémiologiste de formation, Fernando Simón dispose au début de l’épidémie d’une solide expérience dans le domaine de la santé publique auprès d’organisations internationales en Afrique, en Amérique latine et en Europe. Il est aussi présenté comme un homme de terrain, qui a dirigé le service d’urgences de l'Institut espagnol de la santé Carlos III entre 2003 et 2011. Malgré quelques choix de communication controversés au début de l’épidémie (vivement critiqués sur les antennes du puissant groupe de presse conservateur de la Conférence épiscopale), il a fini par gagner la sympathie de l'opinion, par sa franchise de ton, son humour, et son flegme face au torrent médiatique. Sa posture de scientifique rigoureux a contribué au sentiment de confiance qu’il a suscité. Si dans son cas on parle d’élite, synthétise l’écrivain Xandru Fernández, "c’est d’élite intellectuelle ; et le personnage ne traîne pas de réputation d’endogamie universitaire ou de cooptation administrative" (Contexto, n°260, mai 2020). Cette image a su compenser certaines failles de la stratégie gouvernementale de communication de crise (García-Santamaría et al.,, 2020), au point qu’il est devenu « le porte-voix qui calme les gens face à la peur du coronavirus » (elplural.com, 27 février 2020), voire le nouveau « fiancé de l’Espagne » (Fernández, 2020).
Mais c’est surtout sa modestie et son humilité qui ont conquis les cœurs. Dans la presse, on a pu le voir voyageant à bord du métro madrilène, tel un citoyen lambda ; ou encore faisant du surf ou de la moto. Le phénomène du standom, sorte de fanatisme numérique, a fini par gagner ses admirateurs (Rubio Hancock, 2020): l’image de Fernando Simón est à la base d’une multitudes de mèmes, qui comptent parmi les plus échangés en Espagne en 2020 et dont certains ont même fait la couverture de El País Semanal, l’hebdomadaire le plus lu d’Espagne.
Au-delà de la fonction cognitivo-affective de ces mèmes (Wagener, 2020) et des bienfaits avérés du rire qu’ils provoquent en contexte pandémique (Curchod et. al., 2021), leur diffusion numérique virale est aussi l’indicateur du processus de mythification médiatique dont a progressivement fait l’objet la figure de Fernando Simón, à l’instar de celles du Docteur Fauci aux États-Unis ou de Didier Raoult en France. On a vendu des masques, des t-shirt, des sacs de plage et même des figurines de super-héros à l’effigie de Fernando Simón –qui a d’ailleurs demandé à ce qu’une partie des bénéfices issus de la vente de ces goodies soit reversée à des ONG (Público, 12 juin 2020). La presse relate même des cas de personnes s’étant fait tatouer le visage de leur « idole » sur la cuisse : Simón à Valence, et Raoult à Marseille ...
Dans un processus d’intericonicité revendiqué par l’artiste, ce document superpose ainsi divers « moments » médiatiques de la séquence générée par l'anecdote de la quinte de toux de Fernando Simón : viralisation de cette vidéo sur internet, puis sa traduction en mèmes ; et enfin sa transcription en « fresque » conjuguant les codes du graffiti urbain et de la culture mémétique.
Source d’inspiration pour les artistes contemporains, l’hybridation des supports numériques et de l’approche urbanistique est à l’origine de projets qui renouvellent le sens du militantisme artistique, entre ‘artivisme’ et ‘hacktivisme’ (Waelder Laso, 2019; Manduca et al., 2020).
Avec ce graffiti issu d’un mème, l’imaginaire visuel nativement transmedia du coronavirus retourne donc « dans la rue », et vient s’ajouter au répertoire de la vaste et liquide production discursive générée par la pandémie de Covid-19.
Curchod, Marion, Sieber, Victorine et Stern, Guillaume, « Rire en contexte pandémique : les mèmes, analyse d’une pratique digitale », Cahiers du Centre de Linguistique et des Sciences du Langage, n°64, septembre 2021, pp. 117‑126. En ligne : https://www.cahiers-clsl.ch/article/view/1033.
García-Santamaría, José-Vicente; Pérez-Serrano, María-José et Rodríguez-Pallares, Miriam, « Portavoces oficiales y estrategia audiovisual en la crisis de la Covid-19 en España », Profesional de la información, vol. 29, n°5, 2020. DOI: https://doi.org/10.3145/epi.2020.sep.13
Guadagno, Rosanna E., et al., « What makes a video go viral? An analysis of emotional contagion and Internet memes », Computers in Human Behavior, n°29, 2013, pp. 2312-2319. DOI : 10.1016/j.chb.2013.04.016
Manduca, Ramiro et Puente, Maximiliano de la, « El humor en el espacio público real y virtual. Análisis de dos experiencias de colectivos de activismo artístico en Argentina », Atlante. Revue d’études romanes, n°13, octobre 2020. En ligne : https://journals.openedition.org/atlante/1095.
Riffaud, Thomas et Recours, Robin, « Le street art comme micro-politique de l’espace public : entre artivisme et coopératisme », Cahiers de Narratologie. Analyse et théorie narratives, n°30, 2016. En ligne : http://journals.openedition.org/narratologie/7484.
Rubio Hancock, Jaime, « Fernando Simón se ha convertido, meme a meme, en un icono pop de internet », Verne. Suplemento de El País, 9 mai 2020. En ligne : https://verne.elpais.com/verne/2020/05/08/articulo/1588930677_213430.html.
Waelder Laso, Pau, « Hackear la ciudad algorítmica. Arte urbano y nuevos medios », HispanismeS. Revue de la Société des Hispanistes Français, n°14, 2019. En ligne : http://journals.openedition.org/hispanismes/417.
Wagener, Albin, « Mèmes, gifs et communication cognitivo-affective sur Internet », Communication. Information médias théories pratiques, vol. 37, n°1, avril 2020. En ligne : https://journals.openedition.org/communication/11061.
L’image du savon, qui renvoie aussi, dans ce contexte, à la consigne sanitaire généralisée du « lavage de mains », est apposée sur un arrière-plan presqu'entièrement masqué : une photographie du Vieux-Port de Marseille. Objet d'une fierté toute particulière pour les Marseillais, qui y ont trouvé un nouvel argument dans leur éternelle rivalité et guerre d’image avec Paris, le savant de Marseille a dans le même temps (et entre autres, pour cette raison), été abondamment raillé sur les réseaux sociaux autant que décrié dans les médias. La réalisation de ce mème montre bien le processus de « mythification médiatique » dont a soudainement été l’objet la figure de ce chercheur, jusque-là méconnu du grand public, au début de la crise sanitaire.
« L’Affaire Raoult » est un exemple frappant des controverses scientifiques —et médiatiques— qu’a pu susciter la pandémie de Covid-19. Le débat, en l’occurrence, a porté sur la proposition de prescription d'hydroxychloroquine (HCQ) contre le Covid-19, lancée par le chercheur marseillais fin janvier 2020, qui lui a permis de faire une entrée fracassante sur la scène médiatique.
Les vidéos de Didier Raoult sur le compte YouTube de l’IHU (qui à partir de la mi-janvier 2020 comptabilisent des centaines de milliers, puis des millions de vues) ; ou encore les contenus de son compte Twitter (qui enregistre 250.000 abonnements la première semaine de sa création, le 25 mars), ont été massivement relayés sur les réseaux sociaux, Facebook notamment. Le Pr Raoult et son traitement ont bientôt conquis légitimité et crédibilité médiatique internationale, notamment lorsque Donald Trump a placé ses espoirs dans sa thérapie lors d’un point de presse officiel le 19 mars, ou lorsqu’Emmanuel Macron lui a rendu visite, lors d’un déplacement à Marseille, le 9 avril 2020 (Varga, 2020).
L’affaire a fait l’objet d’une focalisation médiatique telle qu’elle a « exercé une pression très forte sur le cours normal de la recherche » et a « généré des interférences intenses, concentrées dans un temps très court, du champ scientifique avec le système politique et médiatique » (Smyrnaaios et al., 2021). Ces débats, où sont intervenus de multiples acteurs (scientifiques et médecins, responsables politiques, journalistes, mais aussi citoyens ou personnalités publiques) se sont rapidement convertis en polémique, glissant de la discussion sur la pertinence du traitement par l’HCQ à la critique ad hominem de la personnalité du professeur.
L’affaire a été relancée périodiquement par des « rebondissements » de la controverse scientifique, notamment lorsque la prestigieuse revue scientifique nord-américaine The Lancet a publié un article remettant en cause les résultats du Pr Raoult, article qui s’est lui-même révélé par la suite être frauduleux, et que le Lancet a dû rétracter.
L’affaire Raoult pose ainsi, plus largement, la question de la circulation de fausses nouvelles durant la crise du Covid, étroitement liée, ici, à la question du statut de l’expertise scientifique auprès des médias et des autorités politiques. Dans cette polémique, les réseaux sociaux « ont joué un rôle de premier plan dans la circulation de fausses nouvelles, contribuant ainsi à effriter la confiance dans la médecine officielle et à alimenter la méfiance envers les spécialistes » (Vicari, 2022).
Même si, comme le pointe le rapport du comité d’éthique du CNRS du 25 juin 2021, le discours pro-Raoult et le soutien sans partage d’une partie de la population à son traitement « revêt certains traits du populisme scientifique », le discrédit qui a affecté le milieu de la recherche dans son ensemble durant la pandémie de Covid-19 ne relève « pas simplement d’une théorie conspirationniste antiscience », comme l’estime une étude récente de plus d’un million de « tweets » que l’affaire a générés (Smyrnaaios et al., 2021). Le discours des partisans de Raoult, caractéristique du récit contemporain opposant le « peuple » aux « élites », a ainsi fait du savant « une sorte de héros populaire en lutte contre l’establishment parisien et les milliardaires, propriétaires de l’industrie pharmaceutique et des médias, pour sauver le peuple de la pandémie ».
Ainsi, même si la polémique médiatique s’est progressivement tarie après qu’un consensus scientifique a fini par émerger, fin août 2020, sur l’inefficacité du traitement à l’HCQ, la figure du professeur Raoult n’en a pas moins continué d’être icônisée, et iconicisée dans la culture populaire, comme dans ce mème du savon.
Témoins de ce processus de « mythification », des produits à l’effigie de Didier Raoult (tee-shirts, casquettes, mugs, affiches, cierges de « Saint Raoult » et même une bière, la « Chloroquine Dundee ») ont ainsi été commercialisés dès la mi-2020, et connaissent depuis lors un certain succès commercial dans la région marseillaise et au-delà, notamment en ligne. Ces objets montrent que le « savant de Marseille » a peu à peu été érigé en figure héroïque, et son traitement en « remède miracle », occupant dans le récit collectif de la crise sanitaire une fonction salvatrice voire prophétique, dont l’humour populaire a tôt fait de s’emparer.
]]>De quoi l’affaire Raoult est-elle le nom ?
Ce mème anonyme, qui a circulé sur les réseaux sociaux numériques au premier semestre de l’année 2020, offre l'image typique du célèbre savon de Marseille, dont le nom a été altéré en « savant de Marseille ». Le ‘savant’ qui agite les réseaux ? Celui dont le savon porte l’effigie, reconnaissable entre tous malgré une photo pixelisée et grossièrement détourée: le professeur Didier Raoult, professeur de microbiologie spécialiste des maladies infectieuses à l’Institut hospitalo-universitaire de Marseille (IHU). Un authentique « savant de Marseille », qui est soudainement devenu, au début de la crise du Covid-19, une personnalité nationale voire internationale.
L’image du savon, qui renvoie aussi, dans ce contexte, à la consigne sanitaire généralisée du « lavage de mains », est apposée sur un arrière-plan presqu'entièrement masqué : une photographie du Vieux-Port de Marseille. Objet d'une fierté toute particulière pour les Marseillais, qui y ont trouvé un nouvel argument dans leur éternelle rivalité et guerre d’image avec Paris, le savant de Marseille a dans le même temps (et entre autres, pour cette raison), été abondamment raillé sur les réseaux sociaux autant que décrié dans les médias. La réalisation de ce mème montre bien le processus de « mythification médiatique » dont a soudainement été l’objet la figure de ce chercheur, jusque-là méconnu du grand public, au début de la crise sanitaire.
« L’Affaire Raoult » est un exemple frappant des controverses scientifiques —et médiatiques— qu’a pu susciter la pandémie de Covid-19. Le débat, en l’occurrence, a porté sur la proposition de prescription d'hydroxychloroquine (HCQ) contre le Covid-19, lancée par le chercheur marseillais fin janvier 2020, qui lui a permis de faire une entrée fracassante sur la scène médiatique.
Les vidéos de Didier Raoult sur le compte YouTube de l’IHU (qui à partir de la mi-janvier 2020 comptabilisent des centaines de milliers, puis des millions de vues) ; ou encore les contenus de son compte Twitter (qui enregistre 250.000 abonnements la première semaine de sa création, le 25 mars), ont été massivement relayés sur les réseaux sociaux, Facebook notamment. Le Pr Raoult et son traitement ont bientôt conquis légitimité et crédibilité médiatique internationale, notamment lorsque Donald Trump a placé ses espoirs dans sa thérapie lors d’un point de presse officiel le 19 mars, ou lorsqu’Emmanuel Macron lui a rendu visite, lors d’un déplacement à Marseille, le 9 avril 2020 (Varga, 2020).
L’affaire a fait l’objet d’une focalisation médiatique telle qu’elle a « exercé une pression très forte sur le cours normal de la recherche » et a « généré des interférences intenses, concentrées dans un temps très court, du champ scientifique avec le système politique et médiatique » (Smyrnaaios et al., 2021). Ces débats, où sont intervenus de multiples acteurs (scientifiques et médecins, responsables politiques, journalistes, mais aussi citoyens ou personnalités publiques) se sont rapidement convertis en polémique, glissant de la discussion sur la pertinence du traitement par l’HCQ à la critique ad hominem de la personnalité du professeur.
L’affaire a été relancée périodiquement par des « rebondissements » de la controverse scientifique, notamment lorsque la prestigieuse revue scientifique nord-américaine The Lancet a publié un article remettant en cause les résultats du Pr Raoult, article qui s’est lui-même révélé par la suite être frauduleux, et que le Lancet a dû rétracter.
L’affaire Raoult pose ainsi, plus largement, la question de la circulation de fausses nouvelles durant la crise du Covid, étroitement liée, ici, à la question du statut de l’expertise scientifique auprès des médias et des autorités politiques. Dans cette polémique, les réseaux sociaux « ont joué un rôle de premier plan dans la circulation de fausses nouvelles, contribuant ainsi à effriter la confiance dans la médecine officielle et à alimenter la méfiance envers les spécialistes » (Vicari, 2022).
Même si, comme le pointe le rapport du comité d’éthique du CNRS du 25 juin 2021, le discours pro-Raoult et le soutien sans partage d’une partie de la population à son traitement « revêt certains traits du populisme scientifique », le discrédit qui a affecté le milieu de la recherche dans son ensemble durant la pandémie de Covid-19 ne relève « pas simplement d’une théorie conspirationniste antiscience », comme l’estime une étude récente de plus d’un million de « tweets » que l’affaire a générés (Smyrnaaios et al., 2021). Le discours des partisans de Raoult, caractéristique du récit contemporain opposant le « peuple » aux « élites », a ainsi fait du savant « une sorte de héros populaire en lutte contre l’establishment parisien et les milliardaires, propriétaires de l’industrie pharmaceutique et des médias, pour sauver le peuple de la pandémie ».
Ainsi, même si la polémique médiatique s’est progressivement tarie après qu’un consensus scientifique a fini par émerger, fin août 2020, sur l’inefficacité du traitement à l’HCQ, la figure du professeur Raoult n’en a pas moins continué d’être icônisée, et iconicisée dans la culture populaire, comme dans ce mème du savon.
Témoins de ce processus de « mythification », des produits à l’effigie de Didier Raoult (tee-shirts, casquettes, mugs, affiches, cierges de « Saint Raoult » et même une bière, la « Chloroquine Dundee ») ont ainsi été commercialisés dès la mi-2020, et connaissent depuis lors un certain succès commercial dans la région marseillaise et au-delà, notamment en ligne. Ces objets montrent que le « savant de Marseille » a peu à peu été érigé en figure héroïque, et son traitement en « remède miracle », occupant dans le récit collectif de la crise sanitaire une fonction salvatrice voire prophétique, dont l’humour populaire a tôt fait de s’emparer.
Brossard, Dominique, « Media, scientific journals and science communication: examining the construction of scientific controversies », Public Understanding of Science, vol. 18, n°3, 2008, pp. 258-274. DOI : 10.1177/0963662507084398
Ces mèmes ne font pas que comparer la situation sanitaire de la France et de l’Espagne en 2020 à un véritable naufrage et ironiser sur une mort collective annoncée. Par l’ajout de « surtitres » contextuels à l’image et sous couvert d’humour, ils font montre d’une certaine réception de l'information sur la pandémie en Europe, ainsi que de la circulation de modèles et formes de discours sur la maladie, en France comme en Espagne.
Dans le dialogue imaginaire des futurs « naufragés » sur la pandémie de Covid-19 figuré dans ces mèmes, règne en effet le scepticisme vis-à-vis de la gravité de la maladie, voire de son existence même, et les théories les plus farfelues sur ses origines ou son traitement. Ce sont ainsi la propagation de fausses rumeurs et les travers des raisonnements "complotistes" qui sont singés et raillés dans ces caricatures de dialogue. Ces mèmes témoignent ainsi du regard distancé sur ce phénomène sociologique et son discours de la part des communautés sociales qui créent, prisent et véhiculent les mèmes. En ce sens, les mèmes contribuent à la création de (cyber-)espaces hybrides au sein desquels la culture populaire s’infiltre dans la sphère publique et devient commentaire et prise de position politique (Jenkins, 2015).
Sont humoristiquement pointés ici le scepticisme anti-science ; la défiance contre les politiques ; la circulation de rumeurs voire « d’infox » et même la lecture « survivaliste » de la crise du Covid . Empruntant les mêmes canaux de diffusion que ces « fake news », à savoir les réseaux sociaux (Brenen et al. , 2020), ces mèmes tournent en dérision la peur viscérale (voire la paranoïa) que suscite la crise sanitaire, et offrent ainsi un support de dédramatisation de cette peur. Les mèmes, durant la pandémie, auraient ainsi été « un moyen efficace de soulager l’anxiété et la peur, de renforcer notre lien social tout en communiquant notre colère vis-à-vis des politiques » (Mrowa-Hopkins et Nicholls, 2020 ; Akram et. al., 2021).
Le célèbre template du Titanic, qui renvoie à une culture populaire de grande consommation et connue d’un public étendu, a déjà été objet de mèmes innombrables dans le monde entier. Malgré la banalité apparente de cette image, ces mèmes présentent une complexité inattendue (Gunthert, 2022). D’une part, ils témoignent du phénomène constant de resignification verbo-sémantique qui est à l’œuvre dans la culture mémétique, marque de sa créativité (Paveau, 2019) ; et d’autre part, ils montrent la claire conscience qu’on leurs concepteurs, les « Memes Lords », de la dimension métadiscursive de leur propos.
La troisième version, anglophone, du mème du Titanic créé durant la pandémie présentée ici porte précisément sur cette auto-conscience réflexive des memers. Le navire qui sombre symbolise, d’après le surtitre, « le monde, en ce moment » (« World right now »), et en regard du naufrage, à droite, est placée une image des imperturbables musiciens de l'orchestre du paquebot, titrée: « Memers ». Tels les musiciens du Titanic qui auraient continué de jouer durant tout le naufrage, la communauté virtuelle des memers ironise sur la crise en pleine pandémie. Il s'agit ainsi d'un "méta-mème", qui prend pour objet le concept même de mème. Il témoigne d'un regard introspectif des "memers", pourtant anonymes, sur eux-mêmes et sur leur pratique: un humour graphique "2.0", international et dématérialisé, aussi modeste et dérisoire qu'il est habile et critique.
]]>Si le Titanic coulait en 2020. Mème internet de la pandémie de Covid-19
Ces mèmes ne font pas que comparer la situation sanitaire de la France et de l’Espagne en 2020 à un véritable naufrage et ironiser sur une mort collective annoncée. Par l’ajout de « surtitres » contextuels à l’image et sous couvert d’humour, ils font montre d’une certaine réception de l'information sur la pandémie en Europe, ainsi que de la circulation de modèles et formes de discours sur la maladie, en France comme en Espagne.
Dans le dialogue imaginaire des futurs « naufragés » sur la pandémie de Covid-19 figuré dans ces mèmes, règne en effet le scepticisme vis-à-vis de la gravité de la maladie, voire de son existence même, et les théories les plus farfelues sur ses origines ou son traitement. Ce sont ainsi la propagation de fausses rumeurs et les travers des raisonnements "complotistes" qui sont singés et raillés dans ces caricatures de dialogue. Ces mèmes témoignent ainsi du regard distancé sur ce phénomène sociologique et son discours de la part des communautés sociales qui créent, prisent et véhiculent les mèmes. En ce sens, les mèmes contribuent à la création de (cyber-)espaces hybrides au sein desquels la culture populaire s’infiltre dans la sphère publique et devient commentaire et prise de position politique (Jenkins, 2015).
Sont humoristiquement pointés ici le scepticisme anti-science ; la défiance contre les politiques ; la circulation de rumeurs voire « d’infox » et même la lecture « survivaliste » de la crise du Covid . Empruntant les mêmes canaux de diffusion que ces « fake news », à savoir les réseaux sociaux (Brenen et al. , 2020), ces mèmes tournent en dérision la peur viscérale (voire la paranoïa) que suscite la crise sanitaire, et offrent ainsi un support de dédramatisation de cette peur. Les mèmes, durant la pandémie, auraient ainsi été « un moyen efficace de soulager l’anxiété et la peur, de renforcer notre lien social tout en communiquant notre colère vis-à-vis des politiques » (Mrowa-Hopkins et Nicholls, 2020 ; Akram et. al., 2021).
Le célèbre template du Titanic, qui renvoie à une culture populaire de grande consommation et connue d’un public étendu, a déjà été objet de mèmes innombrables dans le monde entier. Malgré la banalité apparente de cette image, ces mèmes présentent une complexité inattendue (Gunthert, 2022). D’une part, ils témoignent du phénomène constant de resignification verbo-sémantique qui est à l’œuvre dans la culture mémétique, marque de sa créativité (Paveau, 2019) ; et d’autre part, ils montrent la claire conscience qu’on leurs concepteurs, les « Memes Lords », de la dimension métadiscursive de leur propos.
La troisième version, anglophone, du mème du Titanic créé durant la pandémie présentée ici porte précisément sur cette auto-conscience réflexive des memers. Le navire qui sombre symbolise, d’après le surtitre, « le monde, en ce moment » (« World right now »), et en regard du naufrage, à droite, est placée une image des imperturbables musiciens de l'orchestre du paquebot, titrée: « Memers ». Tels les musiciens du Titanic qui auraient continué de jouer durant tout le naufrage, la communauté virtuelle des memers ironise sur la crise en pleine pandémie. Il s'agit ainsi d'un "méta-mème", qui prend pour objet le concept même de mème. Il témoigne d'un regard introspectif des "memers", pourtant anonymes, sur eux-mêmes et sur leur pratique: un humour graphique "2.0", international et dématérialisé, aussi modeste et dérisoire qu'il est habile et critique.
Akram, Umair; Irvine, Kamila; Allen, Sarah F., et al., « Internet memes related to the COVID-19 pandemic as a potential coping mechanism for anxiety », Scientific Reports, vol. 11 / 1, 2021. En ligne : https://www.nature.com/articles/s41598-021-00857-8
Brennen, J. Scott; Simon, Felix; Howard, Philip et Nielsen, Rasmus Kleis, « Types, Sources, and Claims of COVID-19 Misinformation », Factsheet du Reuters Institute for the Study of Journalism, University of Oxford, 7 avril 2020. En ligne: https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/types-sources-and-claims-covid-19-misinformation
Gunthert, André, « Pour une analyse narrative des images sociales », Revue française des méthodes visuelles, n°1, 2017. En ligne : https://rfmv.fr/numeros/1/articles/pour-une-analyse-narrative-des-images-sociales/.
Jenkins, Henry, La Culture de la convergence. Des médias au transmédia, Paris, A. Colin/Ina Éd., 2013 [2006].
Mrowa-Hopkins, Colette et Nicholls, Christine Judith, « Humour et Covid-19 sur les réseaux sociaux : mieux vaut rire que périr ! », The Conversation, Décembre 22, 2020. En ligne : https://theconversation.com/humour-et-covid-19-sur-les-reseaux-sociaux-mieux-vaut-rire-que-perir-152091.
Paveau, Marie-Anne, « La resignification. Pratiques technodiscursives de répétition subversive sur le web relationnel », Langage et Société, dossier Discours numériques natifs. Des relations sociolangagières connectées, juin 2019. En ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02145765.
Alarmiste, cette une du quotidien catalan El Periódico ? Datée du 15 mars 2020, c’est-à-dire du premier jour du confinement général de la population espagnole, elle fait état de la sidération collective qui s’est emparée des citoyens de nombreux pays où de telles mesures ont été adoptées contre la pandémie de Covid-19. Mais aussi de la réception particulière dont elles ont pu fait l’objet en Catalogne, où la crise sanitaire s’est superposée à une crise politique préalable.
Sur cette page de couverture, une photographie occupe pratiquement un tiers de la page. L’image montre une grande avenue de Barcelone presque totalement désertée. Une seule présence humaine visible, au premier plan : la silhouette d’un membre de la police municipale, en faction dans une ville vide. Une image expressive du choc collectif ressenti à l’annonce de ces mesures, qui met plus spécialement l’accent sur la désertion soudaine de l’espace collectif urbain et sur le « travail de l’ombre » effectué par les forces de l’ordre pour veiller à la sécurité de tous : un véritable classique de la ‘une de confinement’ telle qu’en ont publié quantité de journaux lors de la phase la plus aiguë de cette pandémie (Tejedor et al., 2021).
Après la photographie, c’est vers le titre, placé dans la manchette, que se porte l’attention du lecteur : « Confinados », confinés, un titre qui frappe l'attention autant par sa concision, qui autorise de grands caractères, que sa saveur de mot inaccoutumé, témoin de l’inconnu auquel tous étaient alors confrontés.
Avec ce titre, cette photographie, ainsi que quatre points clés de l’information du jour bien mis en relief en sous-tribune par une numérotation en lettrines rouges, et enfin trois articles annoncés en pied de page, la crise du coronavirus est donc l’unique sujet d’information présenté en une de ce journal, comme c’est le cas pour la quasi-totalité de la presse espagnole (Monjas-Eleta et al., 2020) et des pays les plus touchés par l’épidémie en ce mois de mars 2020 (Valles et Pérez Montoro, 2020), que ce soit sur support traditionnel ou numérique (Lázaro-Rodríguez et Herrera-Viedma, 2020).
Un contenu textuel assez dense, sur cette page, permet de baliser certains des aspects majeurs de la crise sanitaire à cet instant. Les points du dossier annoncés sont la mobilité des citoyens, la réaction des services de santé, les conséquences de l’état d’alarme pour les forces policières locales, et enfin les dégâts économiques du confinement (un article sur la question de l’afflux de chômeurs étant mis en exergue en pied de page). Ce traitement de l’information relative à la crise sanitaire est complété par deux témoignages autour du vécu individuel de la crise, livrés au moyen d'une entrevue (avec une psychologue, sur la peur paralysante que peut susciter la menace diffuse d’un virus inconnu) et d’un reportage (sur le sentiment d'insécurité des caissiers de supermarché face à l'afflux de clientèle).
Cette 'une' capte donc tout un ensemble de préoccupations qui sont celles de la société civile espagnole à l’annonce d’une mesure sans précédent dans l’histoire mondiale. Nombre d’études ont constaté la place décuplée qu’occupent les médias « traditionnels » (télévisions nationales et presse écrite) parmi les sources d’information consultées par les citoyens en temps de crise sanitaire (Westlund et Ghersetti, 2015): les journaux y font figure de véritables « valeur-refuge » dans un torrent d’information médiatique.
La presse contribue à la fois à modeler les opinions et représentations de la crise, et à relayer le discours des autorités politiques : elle est un moyen stratégique, pour les autorités décisionnaires, d’informer et de communiquer sur les mesures adoptées (Grijelmo, 2020).
Cependant, on peut douter que la seconde photographie visible sur cette page, un portrait du chef du gouvernement Pedro Sánchez —pris lors de son discours de la veille annonçant l’état d’urgence—, soit seulement une façon pour ce quotidien catalan de relayer le discours du pouvoir central. Ce quotidien de centre gauche, doté d'une édition en castillan et d'une autre édition en catalan, est le journal affichant le deuxième plus gros tirage de la presse catalane (après La Vanguardia) ; il affiche une ligne idéologique proche de celle du parti socialiste catalan (PSC), qui, depuis l’exacerbation de la crise indépendantiste catalane à partir de 2013-2014, a cherché à se repositionner sur la scène politique régionale avec un rapprochement mesuré des nouvelles coalitions de gauche comme Barcelona en Comú ou Catalunya Sí que es Pot, tout en maintenant une posture fédéraliste vis-à-vis de la question territoriale, volontiers critique à l’égard des positions centralistes du gouvernement de Madrid, fût-il socialiste.
Sur cette une, le portrait de Pedro Sánchez, réduit à une vignette en pied de page, est ainsi accompagné d’un court extrait de son discours qui concerne directement la situation catalane : « La autoridad en todo el territorio es del Gobierno español », lit-on ici, c’est-à-dire « l’autorité sur tout le territoire ressort du Gouvernement espagnol ». La citation choisie fait écho au point 3 de la tribune : « les polices autonomique et locales [sont passées] sous contrôle [du Ministère] de l'Intérieur». L’enjeu de la crise sanitaire est donc déplacé vers le terrain politique ; et en commentaire de cet extrait, le journal s’abrite derrière l’opinion de Joaquim Torra, président de la Generalitat de Catalunya et indépendantiste convaincu, qui « critique la confiscation de compétences » que suppose l’état d’urgence.
De même peut-on soumettre à plusieurs lectures la représentation d’un membre des forces de l’ordre en premier plan de la large photographie choisie pour illustrer cette une. Comme le montre G. López García (2020), la mise en scène de membres de l’armée dans la communication de crise des autorités politiques espagnoles —du « jamais vu » depuis le coup d’État du 23 février 1981— montre la gravité de cette crise. Dans la communication politique espagnole de cette première phase de la pandémie, la mise en avant des forces de l’ordre a pour fonction de promettre la sécurité qu’ils attendent, mais aussi de leur démontrer que l'État conserve le contrôle de la situation et exerce efficacement sa capacité coercitive (Amoedo-Souto, 2020). Les autorités politiques locales ont joué de ce même argument : ainsi Joaquim Torra a-t-il fait des éloges continus aux Mossos d'Esquadra dans son discours sur Twitter, construisant une image de contrôle et de pouvoir à l'heure où l'État intervenait dans les compétences de la Generalitat en matière de santé. De même que l'armée nationale et la Guardia Civil n'apparaissent pas dans ses discours, sur la « une de confinement » du quotidien El Periódico, c’est un représentant des forces de l’ordre municipales, et non nationales, qui est représenté. La guerre contre le virus, on le voit, n’a pas étouffé la rivalité entre Barcelone et Madrid.
]]>Alarmiste, cette une du quotidien catalan El Periódico ? Datée du 15 mars 2020, c’est-à-dire du premier jour du confinement général de la population espagnole, elle fait état de la sidération collective qui s’est emparée des citoyens de nombreux pays où de telles mesures ont été adoptées contre la pandémie de Covid-19. Mais aussi de la réception particulière dont elles ont pu fait l’objet en Catalogne, où la crise sanitaire s’est superposée à une crise politique préalable.
Sur cette page de couverture, une photographie occupe pratiquement un tiers de la page. L’image montre une grande avenue de Barcelone presque totalement désertée. Une seule présence humaine visible, au premier plan : la silhouette d’un membre de la police municipale, en faction dans une ville vide. Une image expressive du choc collectif ressenti à l’annonce de ces mesures, qui met plus spécialement l’accent sur la désertion soudaine de l’espace collectif urbain et sur le « travail de l’ombre » effectué par les forces de l’ordre pour veiller à la sécurité de tous : un véritable classique de la ‘une de confinement’ telle qu’en ont publié quantité de journaux lors de la phase la plus aiguë de cette pandémie (Tejedor et al., 2021).
Après la photographie, c’est vers le titre, placé dans la manchette, que se porte l’attention du lecteur : « Confinados », confinés, un titre qui frappe l'attention autant par sa concision, qui autorise de grands caractères, que sa saveur de mot inaccoutumé, témoin de l’inconnu auquel tous étaient alors confrontés.
Avec ce titre, cette photographie, ainsi que quatre points clés de l’information du jour bien mis en relief en sous-tribune par une numérotation en lettrines rouges, et enfin trois articles annoncés en pied de page, la crise du coronavirus est donc l’unique sujet d’information présenté en une de ce journal, comme c’est le cas pour la quasi-totalité de la presse espagnole (Monjas-Eleta et al., 2020) et des pays les plus touchés par l’épidémie en ce mois de mars 2020 (Valles et Pérez Montoro, 2020), que ce soit sur support traditionnel ou numérique (Lázaro-Rodríguez et Herrera-Viedma, 2020).
Un contenu textuel assez dense, sur cette page, permet de baliser certains des aspects majeurs de la crise sanitaire à cet instant. Les points du dossier annoncés sont la mobilité des citoyens, la réaction des services de santé, les conséquences de l’état d’alarme pour les forces policières locales, et enfin les dégâts économiques du confinement (un article sur la question de l’afflux de chômeurs étant mis en exergue en pied de page). Ce traitement de l’information relative à la crise sanitaire est complété par deux témoignages autour du vécu individuel de la crise, livrés au moyen d'une entrevue (avec une psychologue, sur la peur paralysante que peut susciter la menace diffuse d’un virus inconnu) et d’un reportage (sur le sentiment d'insécurité des caissiers de supermarché face à l'afflux de clientèle).
Cette 'une' capte donc tout un ensemble de préoccupations qui sont celles de la société civile espagnole à l’annonce d’une mesure sans précédent dans l’histoire mondiale. Nombre d’études ont constaté la place décuplée qu’occupent les médias « traditionnels » (télévisions nationales et presse écrite) parmi les sources d’information consultées par les citoyens en temps de crise sanitaire (Westlund et Ghersetti, 2015): les journaux y font figure de véritables « valeur-refuge » dans un torrent d’information médiatique.
La presse contribue à la fois à modeler les opinions et représentations de la crise, et à relayer le discours des autorités politiques : elle est un moyen stratégique, pour les autorités décisionnaires, d’informer et de communiquer sur les mesures adoptées (Grijelmo, 2020).
Cependant, on peut douter que la seconde photographie visible sur cette page, un portrait du chef du gouvernement Pedro Sánchez —pris lors de son discours de la veille annonçant l’état d’urgence—, soit seulement une façon pour ce quotidien catalan de relayer le discours du pouvoir central. Ce quotidien de centre gauche, doté d'une édition en castillan et d'une autre édition en catalan, est le journal affichant le deuxième plus gros tirage de la presse catalane (après La Vanguardia) ; il affiche une ligne idéologique proche de celle du parti socialiste catalan (PSC), qui, depuis l’exacerbation de la crise indépendantiste catalane à partir de 2013-2014, a cherché à se repositionner sur la scène politique régionale avec un rapprochement mesuré des nouvelles coalitions de gauche comme Barcelona en Comú ou Catalunya Sí que es Pot, tout en maintenant une posture fédéraliste vis-à-vis de la question territoriale, volontiers critique à l’égard des positions centralistes du gouvernement de Madrid, fût-il socialiste.
Sur cette une, le portrait de Pedro Sánchez, réduit à une vignette en pied de page, est ainsi accompagné d’un court extrait de son discours qui concerne directement la situation catalane : « La autoridad en todo el territorio es del Gobierno español », lit-on ici, c’est-à-dire « l’autorité sur tout le territoire ressort du Gouvernement espagnol ». La citation choisie fait écho au point 3 de la tribune : « les polices autonomique et locales [sont passées] sous contrôle [du Ministère] de l'Intérieur». L’enjeu de la crise sanitaire est donc déplacé vers le terrain politique ; et en commentaire de cet extrait, le journal s’abrite derrière l’opinion de Joaquim Torra, président de la Generalitat de Catalunya et indépendantiste convaincu, qui « critique la confiscation de compétences » que suppose l’état d’urgence.
De même peut-on soumettre à plusieurs lectures la représentation d’un membre des forces de l’ordre en premier plan de la large photographie choisie pour illustrer cette une. Comme le montre G. López García (2020), la mise en scène de membres de l’armée dans la communication de crise des autorités politiques espagnoles —du « jamais vu » depuis le coup d’État du 23 février 1981— montre la gravité de cette crise. Dans la communication politique espagnole de cette première phase de la pandémie, la mise en avant des forces de l’ordre a pour fonction de promettre la sécurité qu’ils attendent, mais aussi de leur démontrer que l'État conserve le contrôle de la situation et exerce efficacement sa capacité coercitive (Amoedo-Souto, 2020). Les autorités politiques locales ont joué de ce même argument : ainsi Joaquim Torra a-t-il fait des éloges continus aux Mossos d'Esquadra dans son discours sur Twitter, construisant une image de contrôle et de pouvoir à l'heure où l'État intervenait dans les compétences de la Generalitat en matière de santé. De même que l'armée nationale et la Guardia Civil n'apparaissent pas dans ses discours, sur la « une de confinement » du quotidien El Periódico, c’est un représentant des forces de l’ordre municipales, et non nationales, qui est représenté. La guerre contre le virus, on le voit, n’a pas étouffé la rivalité entre Barcelone et Madrid.
Grijelmo, Álex, « El periodismo en tiempos de coronavirus », El País, 24 avril 2020. En ligne : https://elpais.com/elpais/2020/04/24/el_pais_que_hacemos/1587714100_071847.html
Lázaro-Rodríguez, Pedro, y Herrera-Viedma, Enrique, « Noticias sobre COVID-19 y 2019-nCoV en medios de comunicación de España: el papel de los medios digitales en tiempos de confinamiento », El Profesional de la Información, n°29, vol. 3, 2020. DOI : https://revista.profesionaldelainformacion.com/index.php/EPI/article/view/epi.2020.may.02
López-García, Guillermo, « Vigilar y castigar: el papel de militares, policías y guardias civiles en la comunicación de la crisis del Covid-19 en España », Profesional de la información, vol. 29 / 3, mai 2020. En ligne : https://revista.profesionaldelainformacion.com/index.php/EPI/article/view/epi.2020.may.11
Monjas Eleta, Maria, Holguín, Alejandro et Gil-Torres, Alicia, « Covid-19 en las portadas de los diarios de difusión nacional en España », Revista de Comunicación y Salud, vol. 10, 2020, pp. 265‑286. En ligne: https://doi.org/10.35669/rcys.2020.10(2).265-286
Tejedor, Santiago, Cervi, Laura, Tusa Jumbo, Fernanda, [et al.], « La información de la pandemia de la Covid-19 en las portadas de los diarios. Estudio comparativo de Italia, Reino Unido, España, Francia, Portugal, Estados Unidos, Rusia y Alemania », Revista mexicana de ciencias políticas y sociales, vol. 66, n°242, 2021, p. 251‑291. En ligne : http://www.scielo.org.mx/scielo.php?script=sci_abstract&pid=S0185-19182021000200251&lng=es&nrm=iso&tlng=es.
Vállez, Mari et Pérez-Montoro, Mario, «La comunicación periodística en tiempos de pandemia: análisis del tratamiento de la COVID-19 en la prensa europea». Hipertext.net, 2020, n.º 21, pp. 1-13, https://doi.org/10.31009/hipertext.net.2020.i21.01
Westlund, Oscar et Ghersetti, Marina, « Modelling news media use. Positing and applying the GC/MC model to the analysis of media use in everyday life and crisis situations », Journalism studies, vol. 16, n°2, p. 133-151. DOI : https://doi.org/10.1080/1461670X.2013.868139
L’iconographie pieuse du christianisme voire de la « santería » latino-américaine est au centre de ce collage, qui présente la figure la Vierge, vêtue de la traditionnelle étoffe bleue et coiffée d'un voile crème, soulignée par une guirlande de roses aussi rouges que sa robe, qui dans les icones populaires évoquent la présence des défunts. La maladie est évoquée avec ce virus couronné et luminescent que la Vierge désigne en son sein, qui entretient une parenté à la fois sémantique et graphique avec le sacré cœur et la couronne d'épines du Christ. L'idée que ce virus constitue une menace mortelle saute au regard avec le masque à gaz que porte le personnage, qui laisse néanmoins voir son regard implorant, connectant l’imagerie religieuse à celle de la guerre, et notamment des armes chimiques déployées des Première et Seconde guerres mondiales.
L’image suggère ainsi la létalité de l’attaque chimique, aussi menaçante qu’invisible, autant qu’elle fait écho à la phraséologie politique et médiatique de la « guerre contre le virus ». Enfin, la dimension mondiale de ce combat est évoquée par la planète bleue qui coiffe la vierge à la manière d'une auréole, dont les océans couleur cyan font écho au bleu azur du manteau de cette Coronavirgen.
Ernesto Muñiz, artiste multidisciplinaire né à Mexico en 1974 et résidant actuellement en Espagne, a débuté comme photojournaliste avant de se spécialiser dans le collage (papier comme numérique). Ses œuvres, de foisonnants assemblages d’images issues de la culture populaire et jouant avec le répertoire de la contre-culture underground et l’esthétique du kitsch, lui ont conféré une notoriété internationale, qui témoignent du phénomène d’institutionnalisation du street art, bien étudié dans le cas madrilène (Puech, 2014 ; Garcia, 2020 ; Giacomaso et al., 2022). Muñiz est ainsi représenté par des agents et exposé dans des galeries du monde entier. Pourtant, nombre de ses œuvres ont été censurées sur les réseaux sociaux, et certaines autres ont fait polémique, comme son travail pour les affiches de la série Narcos México produite par Netflix (2019).
La Coronavirgen « fait partie de ma série Altares de Guerrilla (Autels de guerrilla), que j'ai commencé à coller dans les rues vers 2010 », relate l'artiste en évoquant ses débuts professionnels difficiles dans le champ artistique, après son licenciement comme photojournaliste du journal Excelsior de México. Au cours d’un entretien donné à Perla Sánchez pour La Vanguardia en avril 2020, l’artiste explique que dans cette série, « les vierges et les saints perdent leur aura divine pour refléter notre condition d'humains ». Et se surprend que des Madrilènes soient venus disposer des cierges devant des exemplaires de son collage ! On voit ainsi, dans le reportage photo accompagnant cet article, le cliché d’un employé des services de propreté de Madrid ôter respectueusement un cierge posé sur la poubelle au-dessus de laquelle est collée l’affiche, avant d’entreprendre de la décoller du mur… (Sánchez, 2020).
Pourtant, bien que cette œuvre éphémère relève de la pratique illicite du collage d’affiches et intègre la perspective de sa propre destruction dans son propos esthétique (l’arrachage partiel du papier créant d’intéressants effets graphiques), elle n’en prétend pas moins atteindre une certaine pérennité, notamment grâce à sa diffusion en série sur les murs de la ville puis proprement virale, sur les réseaux sociaux —où l’artiste possède divers comptes sous le nom @munizer. L'artiste en a décliné depuis 2020 plusieurs versions et variantes, et elle figure encore en 2022 en bandeau sur ses profil Twitter et Facebook.
Cette iconographie fusionnant les références aux univers de la religion et de la guerre a été développée, durant la pandémie, dans de multiples œuvres de street art réalisées de par le monde : relayées par les médias et les réseaux, elles ont contribué à forger une représentation visuelle globale de cette maladie nouvelle (Mitman, 2020). Objet de travaux universitaires autant que de commandes publiques, d’expositions, de promotion touristique ou de projets d’urbanismes, le street art est aujourd’hui pleinement institutionnalisé —ce qui reviendrait pour certains à dire qu’il est « fini » (Parisi, 2016).
Proclamant fièrement son « je vous salis ma rue » (Grandhomme, 2014), cette Coronavirgen, devenue virale, figure d’ores et déjà dans divers livres recueillant des photographies des « murs du confinement » (Christian et Benhamou, 2020 ; Tapies, 2020), documentant ainsi une partie de la mémoire visuelle urbaine et globalisée de la pandémie.
]]>Contagion et religion dans le street art du coronavirus
L’iconographie pieuse du christianisme voire de la « santería » latino-américaine est au centre de ce collage, qui présente la figure la Vierge, vêtue de la traditionnelle étoffe bleue et coiffée d'un voile crème, soulignée par une guirlande de roses aussi rouges que sa robe, qui dans les icones populaires évoquent la présence des défunts. La maladie est évoquée avec ce virus couronné et luminescent que la Vierge désigne en son sein, qui entretient une parenté à la fois sémantique et graphique avec le sacré cœur et la couronne d'épines du Christ. L'idée que ce virus constitue une menace mortelle saute au regard avec le masque à gaz que porte le personnage, qui laisse néanmoins voir son regard implorant, connectant l’imagerie religieuse à celle de la guerre, et notamment des armes chimiques déployées des Première et Seconde guerres mondiales.
L’image suggère ainsi la létalité de l’attaque chimique, aussi menaçante qu’invisible, autant qu’elle fait écho à la phraséologie politique et médiatique de la « guerre contre le virus ». Enfin, la dimension mondiale de ce combat est évoquée par la planète bleue qui coiffe la vierge à la manière d'une auréole, dont les océans couleur cyan font écho au bleu azur du manteau de cette Coronavirgen.
Ernesto Muñiz, artiste multidisciplinaire né à Mexico en 1974 et résidant actuellement en Espagne, a débuté comme photojournaliste avant de se spécialiser dans le collage (papier comme numérique). Ses œuvres, de foisonnants assemblages d’images issues de la culture populaire et jouant avec le répertoire de la contre-culture underground et l’esthétique du kitsch, lui ont conféré une notoriété internationale, qui témoignent du phénomène d’institutionnalisation du street art, bien étudié dans le cas madrilène (Puech, 2014 ; Garcia, 2020 ; Giacomaso et al., 2022). Muñiz est ainsi représenté par des agents et exposé dans des galeries du monde entier. Pourtant, nombre de ses œuvres ont été censurées sur les réseaux sociaux, et certaines autres ont fait polémique, comme son travail pour les affiches de la série Narcos México produite par Netflix (2019).
La Coronavirgen « fait partie de ma série Altares de Guerrilla (Autels de guerrilla), que j'ai commencé à coller dans les rues vers 2010 », relate l'artiste en évoquant ses débuts professionnels difficiles dans le champ artistique, après son licenciement comme photojournaliste du journal Excelsior de México. Au cours d’un entretien donné à Perla Sánchez pour La Vanguardia en avril 2020, l’artiste explique que dans cette série, « les vierges et les saints perdent leur aura divine pour refléter notre condition d'humains ». Et se surprend que des Madrilènes soient venus disposer des cierges devant des exemplaires de son collage ! On voit ainsi, dans le reportage photo accompagnant cet article, le cliché d’un employé des services de propreté de Madrid ôter respectueusement un cierge posé sur la poubelle au-dessus de laquelle est collée l’affiche, avant d’entreprendre de la décoller du mur… (Sánchez, 2020).
Pourtant, bien que cette œuvre éphémère relève de la pratique illicite du collage d’affiches et intègre la perspective de sa propre destruction dans son propos esthétique (l’arrachage partiel du papier créant d’intéressants effets graphiques), elle n’en prétend pas moins atteindre une certaine pérennité, notamment grâce à sa diffusion en série sur les murs de la ville puis proprement virale, sur les réseaux sociaux —où l’artiste possède divers comptes sous le nom @munizer. L'artiste en a décliné depuis 2020 plusieurs versions et variantes, et elle figure encore en 2022 en bandeau sur ses profil Twitter et Facebook.
Cette iconographie fusionnant les références aux univers de la religion et de la guerre a été développée, durant la pandémie, dans de multiples œuvres de street art réalisées de par le monde : relayées par les médias et les réseaux, elles ont contribué à forger une représentation visuelle globale de cette maladie nouvelle (Mitman, 2020). Objet de travaux universitaires autant que de commandes publiques, d’expositions, de promotion touristique ou de projets d’urbanismes, le street art est aujourd’hui pleinement institutionnalisé —ce qui reviendrait pour certains à dire qu’il est « fini » (Parisi, 2016).
Proclamant fièrement son « je vous salis ma rue » (Grandhomme, 2014), cette Coronavirgen, devenue virale, figure d’ores et déjà dans divers livres recueillant des photographies des « murs du confinement » (Christian et Benhamou, 2020 ; Tapies, 2020), documentant ainsi une partie de la mémoire visuelle urbaine et globalisée de la pandémie.
Christian, Marie et Benhamou, Cyrille, Les murs du confinement: street art et Covid-19, Bordeaux, Librairie Mollat, 2020, 286 p.
Garcia, Lisa, « Entre ville brouillon et ville chef-d’œuvre : le graffiti et le street art dans la construction du paysage urbain à Madrid, 2015-2020 », HispanismeS. Revue de la Société des Hispanistes Français, n°14, 2019. En ligne : https://journals.openedition.org/hispanismes/374.
Giacomasso, María Vanesa, Mariano, Mercedes et Conforti, María Eugenia, « Procesos de comunicación urbana en la producción de grafitis. El patrimonio como escenario de disputas », Ánfora: Revista Científica de la Universidad Autónoma de Manizales, vol. 29, n°53, 2022, pp. 214‑242. En ligne : https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=8512332.
Grandhomme, Virginie, Je vous salis ma rue, film documentaire, CNRS-Images, 2014, 37 min. En ligne : https://images.cnrs.fr/video/4167.
Mitman, Tyson, « Quand la pandémie inspire le street art », The Conversation, 27 mai 2020, publication originale en anglais le 18 mai 2020. En ligne : http://theconversation.com/quand-la-pandemie-inspire-le-street-art-139312.
Parisi, Vittorio, « Le « street art » est-il fini ? », Cahiers de Narratologie. Analyse et théorie narratives, REVEL, n°30, 2016. En ligne : http://journals.openedition.org/narratologie/7511.
Puech, Anne, Street art contestataire et revendicatif en Espagne : formes et pouvoir, d’un engagement esthétique, social et politique contemporain, thèse de doctorat, Université d’Angers, 2014. En ligne: https://theses.hal.science/tel-01704611
Tapies, Xavier, La street art ai tempi del coronavirus. Edizione illustrata, Milan, L’Ippocampo, 2020, 128 p.
Ortiz, Delia Angélica, « Coronavirgen, ruega por nosotros », El Sol de México, 12 mars 2021. En ligne : https://www.elsoldemexico.com.mx/cultura/arte/coronavirgen-ruega-por-nosotros-6469939.html.
Cette image est la photographie d’une fresque murale réalisée par le street artist français Oré au mois d’avril 2020, en pleine période de confinement due à la pandémie de Covid-19. Cette œuvre de vaste dimensions, localisée à Caen, a également pu être vue sur les réseaux sociaux numériques : l’artiste a relayé sur ses comptes Twitter et Instagram des photos de l’œuvre en cours de réalisation (le 16 avril, avec une publication proposée ici en second document) puis le 20 avril, une fois terminée.
Ce post du 20 avril, montrant la fresque terminée, vue de face et sans la présence de l’artiste, est accompagné de cette légende : « Le masque du Docteur de Peste, d'après la gravure de P. Fürst datant du 17ème siècle. Appelé aussi "Docteur Bec". C'est l'origine du fameux masque de carnaval de Venise. De la peste au #COVIDー19... »
Ces commentaires indiquent donc quelle est la source d’inspiration directe de cette œuvre, qu’elle copie presque trait pour trait tout en la simplifiant : ne figure ici que la tête du « docteur peste », affublée de son masque en forme de bec d’oiseau (censé protéger des émanations toxiques), d’un vaste chapeau (dont on ne voit que le bord), de petites lunettes et d’un foulard noué autour du cou –autant d’accessoires supposés garantir l’étanchéité prophylactique de cette tenue, aussi légendaire que peu documentée historiquement (voir la description du costume du Médecin de peste dans la salle 1 cette exposition).
Le profil original est ici inversé de façon à ce que le regard du personnage soit orienté vers la droite, conformément au sens de lecture occidental. Le personnage semble donc regarder vers l’avenir, et on remarquera que le trait qui figure l’ouverture de son bec esquisse une sorte de demi-sourire où l’on peut percevoir, au choix, grimace ironique ou message d’espoir.
Par la monochromie en dégradés de noir, cette fresque évoque l’univers plastique de la gravure ; mais à la précision du trait gravé elle substitue les contours charbonneux dus aux reliefs de la paroi, et la figuration des ombres par de petits aplats successifs réalisés au moyen d’un étroit rouleau télescopique. On notera aussi comment l’œuvre se superpose aux graffitis antérieurement réalisés sur le mur, qu’elle respecte et intègre comme une sorte de socle coloré à ce portrait tronqué du Docteur Bec. L’œuvre finale englobe ainsi non seulement le dessin d’Oré mais aussi le mur dégradé et taggé d’un espace urbain en friche, ainsi que les végétaux qui encadrent l’œuvre sur la photographie: un amas de ronces au pied du mur, les faîtes des arbres affleurant derrière lui sur un ciel de printemps. Dans ce qui apparaît comme un « interstice urbain », les plantes et les graffitis semblent partager un même « élan vital », dit Vittorio Parisi (2019), qui « prend la forme d’une invasion créative de l’espace, une ‘esthétique de l’infestation’ à travers laquelle tant la végétation que les auteurs de graffiti se réapproprient l’environnement bâti ».
Enfin, tout comme ces taggeurs illégaux à la graphie caractéristique, Oré signe son œuvre; mais avec un logo très lisible qu’il s’est appliqué à rendre célèbre en le relayant sur les réseaux sociaux. Dans ce post, il prend également soin de titrer la fresque, recourant à une formule bilingue et à des mots-clés (hashtags) en français et en anglais qui ne font pas redondance avec la légende de l’image. Cela dénote une maîtrise des codes de la communication sur les réseaux sociaux et le souhait d’exposition publique de cet artiste, né en 1975 à Évreux, qui a débuté le « tag » à la fin des années 80 et exerce à présent son art de façon professionnelle, quoique plus ou moins anonyme.
Dans une autre publication sur Twitter où il montre une œuvre inspirée du Covid en cours de réalisation (un portrait noyé dans la forme rouge d’un virus couronné de tentacules), l’artiste écrit : « Dans cette période sidérante de #COVIDー19, la peinture me sert de catharsis. Cette pandémie révèle aussi violemment les grandes inégalités de notre société (logement, travail, école, santé). Pensée respectueuse à toutes les personnes touchées ». (compte Twitter @ore_urban_art, « Pandemia, réalité infectée », 27 avril 2020).
Le street art, malgré son institutionnalisation au sein des pratiques admises de l’art contemporain, conserve-t-il son potentiel critique et contestataire ? Cette œuvre en particulier ne semble pas se « prononcer » sur les aspects politiques de la pandémie, bien que son auteur manifeste par ailleurs un engagement militant continu (notamment contre les violences policières). Elle montre en tout cas comment l’imaginaire graphique de la pandémie de Covid-19 a pu puiser dans les représentations culturelles préalables de la maladie et de la contagion, et en particulier de la peste noire, pour tenter de domestiquer la peur suscitée par un virus inconnu et destructeur.
]]>Peste soit du Covid ! Art urbain et pandémie
Cette image est la photographie d’une fresque murale réalisée par le street artist français Oré au mois d’avril 2020, en pleine période de confinement due à la pandémie de Covid-19. Cette œuvre de vaste dimensions, localisée à Caen, a également pu être vue sur les réseaux sociaux numériques : l’artiste a relayé sur ses comptes Twitter et Instagram des photos de l’œuvre en cours de réalisation (le 16 avril, avec une publication proposée ici en second document) puis le 20 avril, une fois terminée.
Ce post du 20 avril, montrant la fresque terminée, vue de face et sans la présence de l’artiste, est accompagné de cette légende : « Le masque du Docteur de Peste, d'après la gravure de P. Fürst datant du 17ème siècle. Appelé aussi "Docteur Bec". C'est l'origine du fameux masque de carnaval de Venise. De la peste au #COVIDー19... »
Ces commentaires indiquent donc quelle est la source d’inspiration directe de cette œuvre, qu’elle copie presque trait pour trait tout en la simplifiant : ne figure ici que la tête du « docteur peste », affublée de son masque en forme de bec d’oiseau (censé protéger des émanations toxiques), d’un vaste chapeau (dont on ne voit que le bord), de petites lunettes et d’un foulard noué autour du cou –autant d’accessoires supposés garantir l’étanchéité prophylactique de cette tenue, aussi légendaire que peu documentée historiquement (voir la description du costume du Médecin de peste dans la salle 1 cette exposition).
Le profil original est ici inversé de façon à ce que le regard du personnage soit orienté vers la droite, conformément au sens de lecture occidental. Le personnage semble donc regarder vers l’avenir, et on remarquera que le trait qui figure l’ouverture de son bec esquisse une sorte de demi-sourire où l’on peut percevoir, au choix, grimace ironique ou message d’espoir.
Par la monochromie en dégradés de noir, cette fresque évoque l’univers plastique de la gravure ; mais à la précision du trait gravé elle substitue les contours charbonneux dus aux reliefs de la paroi, et la figuration des ombres par de petits aplats successifs réalisés au moyen d’un étroit rouleau télescopique. On notera aussi comment l’œuvre se superpose aux graffitis antérieurement réalisés sur le mur, qu’elle respecte et intègre comme une sorte de socle coloré à ce portrait tronqué du Docteur Bec. L’œuvre finale englobe ainsi non seulement le dessin d’Oré mais aussi le mur dégradé et taggé d’un espace urbain en friche, ainsi que les végétaux qui encadrent l’œuvre sur la photographie: un amas de ronces au pied du mur, les faîtes des arbres affleurant derrière lui sur un ciel de printemps. Dans ce qui apparaît comme un « interstice urbain », les plantes et les graffitis semblent partager un même « élan vital », dit Vittorio Parisi (2019), qui « prend la forme d’une invasion créative de l’espace, une ‘esthétique de l’infestation’ à travers laquelle tant la végétation que les auteurs de graffiti se réapproprient l’environnement bâti ».
Enfin, tout comme ces taggeurs illégaux à la graphie caractéristique, Oré signe son œuvre; mais avec un logo très lisible qu’il s’est appliqué à rendre célèbre en le relayant sur les réseaux sociaux. Dans ce post, il prend également soin de titrer la fresque, recourant à une formule bilingue et à des mots-clés (hashtags) en français et en anglais qui ne font pas redondance avec la légende de l’image. Cela dénote une maîtrise des codes de la communication sur les réseaux sociaux et le souhait d’exposition publique de cet artiste, né en 1975 à Évreux, qui a débuté le « tag » à la fin des années 80 et exerce à présent son art de façon professionnelle, quoique plus ou moins anonyme.
Dans une autre publication sur Twitter où il montre une œuvre inspirée du Covid en cours de réalisation (un portrait noyé dans la forme rouge d’un virus couronné de tentacules), l’artiste écrit : « Dans cette période sidérante de #COVIDー19, la peinture me sert de catharsis. Cette pandémie révèle aussi violemment les grandes inégalités de notre société (logement, travail, école, santé). Pensée respectueuse à toutes les personnes touchées ». (compte Twitter @ore_urban_art, « Pandemia, réalité infectée », 27 avril 2020).
Le street art, malgré son institutionnalisation au sein des pratiques admises de l’art contemporain, conserve-t-il son potentiel critique et contestataire ? Cette œuvre en particulier ne semble pas se « prononcer » sur les aspects politiques de la pandémie, bien que son auteur manifeste par ailleurs un engagement militant continu (notamment contre les violences policières). Elle montre en tout cas comment l’imaginaire graphique de la pandémie de Covid-19 a pu puiser dans les représentations culturelles préalables de la maladie et de la contagion, et en particulier de la peste noire, pour tenter de domestiquer la peur suscitée par un virus inconnu et destructeur.
Oré, « Pandemia, réalité infectée », 27 avril 2020, compte Twitter @ore_urban_art, en ligne : https://twitter.com/ore_urban_art/status/1254750095205163008?s=20&t=9i--g6nH5YcKLBaOWuXRlA
Fürst, Paul, Docteur Schnabel (Bec), un médecin de la peste au 17e siècle à Rome, gravure, ca. 1656. Source: Wikimedia Commons (domaine public)